République et Fraternité
Fraternité : le mot est le dernier de la devise de la République. Sur nos papiers officiels comme au fronton de nos monuments publics. Simple cheville, pour compléter la triade ? Surtout qu’il s’agissait à l’origine de remplacer une autre formule ternaire, celle des débuts de la Révolution : La Nation, la Loi, le Roi. Et que deux mots seulement auraient fait pauvre figure pour exprimer les valeurs qui nous rassemblent. Les Aixois le savent bien, qui ont cru bon d’encadrer le trinôme officiel par les termes « Générosité » et « Probité » – il est vrai qu’ils avaient, sur la façade de l’Hôtel de Ville, cinq fenêtres à orner d’une devise. Ou au contraire, la Fraternité sert-elle d’indispensable clausule, de pointe finale qui donne tout son sens à l’ensemble ? On peut d’interroger.
La Fraternité, une mal-aimée ?
En fait, la Fraternité fait un peu figure de parent pauvre au sein de la devise nationale. Surtout par comparaison avec la Liberté. Cette dernière, en effet, est une conquête de la Révolution, si essentielle aux yeux des Français qu'à l'exception de la Restauration et de Vichy – ces deux « divines surprises» de notre histoire, comme le disait Maurras – aucun régime ultérieur ne s'est risqué à la renier. La devise de l'Empire – le Premier comme le Second, Napoléon le Petit ayant, en ce domaine, chaussé les bottes de son oncle – fut donc « Liberté, Ordre public ». Et celle de la Monarchie de Juillet répondait mieux encore aux vœux de Joseph Prudhomme, qui régnait alors sous les traits du « Roi citoyen » : « Ordre et Liberté ».
Exit donc la Fraternité, au même titre, d'ailleurs, que l'Égalité, qui ne pouvait que paraître tout aussi suspecte pour des régimes qui pratiquaient le suffrage censitaire ou la candidature officielle, ce qui n'était guère différent.Mais bien des opposants, alors, n'étaient pas loin de partager les mêmes sentiments. Rêvant d'une République nouvelle, ils s'en tenaient à la formule d'Auguste Comte: « Ordre et Progrès », voire à un simple mot : « Solidarité ».On sait ce qu'il en est advenu. La devise ternaire avait été celle de la grande Révolution. Dans l'euphorie du « printemps des peuples », en 1848, dès son premier jour ou presque, la Seconde République l'avait reprise à son compte. La Troisième République ne pouvait donc que l'adopter à son tour. Tout comme la Quatrième, surtout au lendemain de la sinistre parenthèse de Vichy, qui en avait fait si peu de cas. C'est pourquoi elle la consacra en l'inscrivant dans le texte même de la Constitution. Et la Cinquième, sur ce point du moins – il est vrai fondamental – s'est montrée fidèle à sa devancière.
La Fraternité, comme l'Égalité et la Liberté, fait ainsi aujourd'hui partie de notre patrimoine national. Il n'est pas sûr pourtant que, dans les esprits, les trois mots pèsent d'un même poids. Essayez-vous à un rapide « radio-trottoir », et vous verrez ! La Liberté, chacun la revendiquera, dans un véritable cri du cœur : en chaque Français, il est un libertaire – de droite ou de gauche – qui sommeille. De même pour l'Égalité : les hebdos le savent bien, qui, en temps de vaches maigres, essaient de relancer leurs ventes avec des « papiers » sur les privilèges des cadres, des fonctionnaires... que sais-je ? La Fraternité ? Ce sera probablement une autre affaire : enthousiasme chez certains ; incompréhension, moue désabusée ou scepticisme affiché du plus grand nombre.
En quoi le sentiment populaire rejoint celui des intellectuels, qui se sont souvent affrontés par le passé autour de la Fraternité. Un bref retour sur leurs débats peut ne pas être inutile. Il permettra de mieux cerner la véritable nature de cette vertu républicaine, parfois exaltée – peut-être à l'excès, comme en 1848 – et plus souvent incomprise ou mal aimée. Tout ceci pour éclairer le présent, car c'est bien l'aujourd'hui de la Fraternité qui nous préoccupe ici.
Une vertu républicaine en question
Ce qui frappe à parcourir, même rapidement, les nombreuses études consacrées au sujet, c'est la façon dont la Fraternité a également suscité adhésion ou opposition dans les camps les plus opposés.
Ainsi par exemple chez les socialistes, voire les communistes, au sens où l'on entendait ce mot dans la première moitié du XIXe siècle. Voyant en « Jésus-Christ [...] un ouvrier, un prolétaire [qui s'adresse] aux opprimés, aux malheureux, aux travailleurs », un Cabet faisait tout naturellement de la Fraternité « une religion qui nous fait désirer le bonheur de tous sans exception et qui ne nous permet de souffrir le malheur de personne ». Et il ajoutait, dans une envolée bien caractéristique de la phraséologie quarante-huitarde : « Si l'on nous demande quelle est votre science, nous répondrons: la Fraternité ! Quel est votre principe ? La Fraternité ?Quelle est votre doctrine ?La Fraternité ! Quel est votre théorie ? La Fraternité ! Quel est votre système ? La Fraternité ! ». L'illusion lyrique ne devait pas résister cependant au massacre des ouvriers lors des journées de juin 1848. Marx l'a assez stigmatisé dans une analyse fameuse : « La fraternité des classes antagonistes dont l'une exploite l'autre [...], son expression véritable, authentique, prosaïque, c'est la guerre civile, la guerre civile sous sa forme la plus effroyable, la guerre entre le capital et le travail ».Jugement sans appel qu'ont peu ou prou repris à leur compte nombre de ses épigones. La Fraternité, pour eux, n'est que l'une de ces vertus formelles, vidées de tout sens, dans lesquelles se reconnaissent les républiques bourgeoises.
Même diversité d'opinions – sur laquelle il n'est peut-être pas inutile d'insister dans ce blog – chez les catholiques cette fois. Les déclarations enflammées d'un Cabet, comme la floraison des Catéchismes républicains et autres ouvrages de même veine, ne pouvaient que plaire à ceux qui se voulaient « chrétiens sociaux »,voire socialistes chrétiens. On comprend quel réconfort ils ont trouvé dans les sermons prêchés à Notre-Dame par Lacordaire.L'un d'eux ne s'intitulait-il pas : « De la charité de fraternité produite dans l'âme par la doctrine catholique » ! Sans parler des écrits d'un Lammenais, dont les Paroles d'un croyant visaient à préparer – rien de moins – le « règne de la fraternité ». Mais ils étaient bien isolés, face à une hiérarchie largement nostalgique encore de l'Ancien Régime, pour laquelle le maître mot devait être non pas Fraternité, mais Charité.
Tous les fidèles, bien sûr, ne se résignaient pas à opposer ainsi les deux notions. Mais c'était, souvent, pour se livrer à ce qu'il faut bien appeler une véritable récupération idéologique. Ainsi, au début de ce siècle encore, pour Brunetière, qui est peut-être celui qui l'a le mieux exprimée : « Liberté, Égalité, Fraternité : c'est la devise républicaine. Nous avons tout intérêt à ce qu'elle continue de l'être. Mais le sens de ces mots ne se précise, le contenu ne s'en éclaire, la définition ne s'en dégage qu'à la lumière de l'idée chrétienne. ôtez l'idée chrétienne, dont ils ne sont en fait qu'une imitation ou [...]une laïcisation, la signification s'en abolit ».
La critique rend un peu le même son que chez Marx : si la Fraternité est dévaluée, c'est pour sa vacuité, son caractère utopique quand elle est laissée à elle-même.Ce que bien d'autres, à l'envi, ont également souligné. Ainsi dans ce Dictionnaire général de la politique, très en vogue au début du XXesiècle, pour lequel, dans la Fraternité, « tout est vague et indéfini ». Ou encore le Dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse : « Que la fraternité se prêche et se conseille, nous le voulons bien, mais [...] elle ne saurait être l'objet d'une loi. » Pour certains même, ce serait encore trop concéder que de songer à prêcher ou conseiller la Fraternité, car « pourquoi donc un petit pois, dans une boîte de conserve serait-il le frère d'un autre petit pois de la même boîte ? », comme l'a écrit Sartre avec une froide ironie.
Quand les attaques viennent ainsi de tous bords, l'affaire doit être entendue : il entre bien une part d'utopie dans la Fraternité citoyenne. Et ce, quels que soient les antécédents qu'on veuille lui attribuer, comme le montre l'article de Marcel Bernos, des racines chrétiennes pour beaucoup, comme on l'a dit ; une filiation maçonnique pour d'autres. Mais à quoi bon trancher ? Les deux origines ne sont nullement exclusives l'une de l'autre.
L’enracinement dans la patrie et la nation
Le danger est grand cependant d'oublier un autre élément tout aussi important :le caractère essentiellement politique de la Fraternité républicaine. Elle doit cette particularité à son enracinement dans deux notions que les philosophes du XVllle siècle avaient ardemment promues et que la Révolution a fait advenir à l'existence : la Patrie et la Nation.
La Patrie, conçue indifféremment comme une Mère vigilante ou un Père protecteur, soucieux de garantir la Liberté à leurs enfants et de veiller à l'Égalité entre eux. Des enfants qui, du même coup, se reconnaissent comme frères. Ce qu'ont parfaitement exprimé les députés de Paris appelant à la fête de la Fédération du 14 juillet 1790. Fête qui fut, s'il en est, célébration de la Fraternité : « Dix mois sont à peine écoulés depuis l'époque mémorable où, les murs de la Bastille conquise, s'éleva le cri soudain : Français, nous sommes libres ! Qu'au même jour un cri touchant se fasse entendre : Français, nous sommes frères ! Oui, nous sommes frères, nous avons une patrie ». Comment mieux dire que l'on est frères parce que – et dans la mesure où – l'on a une patrie?
La Nation, maintenant, qui n'est que la traduction juridique et politique de la Patrie. En elle, les citoyens sont à la fois leurs propres fils et leurs propres pères, parce que, comme l'a écrit Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social, « tous sont sortis du limon à la même date, l'un par l'autre et à travers tous les autres ». C'est pourquoi, d'ailleurs, le 21 janvier 1793, les Français on pu tuer le Pèreen exécutant Louis XVI.Par un jugement politique des représentants de la Nation. Et au moment précis où, plus que jamais peut-être au cours de la Révolution, « la Patrie est en danger ». La tête du Roi a été jetée à la face de l'Europe coalisée au lendemain, ou presque, de la proclamation du 19 novembre 1792, par laquelle la toute jeune République française – elle n'avait que deux mois – déclarait accorder « fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté ».
Amère ironie, cette fraternité si largement offerte devait déboucher sur plus de vingt ans de guerres. Mais c'était pour accoucher d'un monde nouveau. En est témoin la bataille de Leipzig, en 1813, qui est restée dans l'histoire sous le nom de « bataille des nations ». La question des nationalités, comme celle des libertés politiques, n'a cessé depuis d'être posée. En France cependant, l'idée de Nation, puis celle de République se sont si bien enracinées, peu à peu, dans les mentalités et la vie publique que l'on a peut-être un peu oublié de quelle volonté politique elles procèdent. C'est ce qu'il faut sans doute redécouvrir aujourd'hui et singulièrement à travers la Fraternité, qui tire d'elles toute sa légitimité.
Entre politique et utopie, la fraternité au présent
Du fait que la Fraternité républicaine est bien essentiellement politique découlent deux conséquences, d'ordre politique elles aussi, l'une positive, l'autre négative.
La conséquence négative d'abord. La Fraternité n'est pas lecommunitarisme ; elle est même tout le contraire. Dans la République, en effet, nous sommes des frères parce que nous sommes des citoyens, donc des personnes. C'est ce que Sartre avait feint de ne pas voir en nous réduisant à des petits pois dans une boîte. Des personnes, sans acception de sexe, d'origine régionale ou ethnique, d'opinions politiques, philosophiques ou religieuses. Et non des membres de groupes – ou de communautés, si l'on veut céder à une mode venue d'Amérique comme tant d'autres – qui se constituent autour de critères tels que ceux qui viennent d'être énumérés, ou d'autres encore, professionnels ou sociaux par exemple. L'atteste assez toute l'histoire de la Révolution, à laquelle nous devons, précisément, la République.
La Fête de la Fédération, à laquelle il a déjà été fait allusion, rassemblait bien des gardes nationaux venus de l'ensemble du pays. Mais c'était pour célébrer l'adhésion à la Nation de tout un peuple en armes, non la coalition des particularismes provinciaux du royaume. De làd'ailleurs, par la suite, la sanglante répression des Fédéralistes, qui avaient eu une tout autre lecture de l'événement. Et la Convention savait jouer gros en la matière. C'est pourquoi, lorsque le 3 juillet 1793, les propriétaires de Paris furent invités à « faire peindre, sur la façade de leurs maisons, en gros caractères », la devise républicaine, celle-ci devait être encadrée d'autres mots qui la lestaient d'une singulière gravité : « Unité, indivisibilité de la République, Liberté, Égalité, Fraternité, ou la mort. » Les temps ont changé, sans doute, au point que certains, aujourd'hui, voudraient dire « Communauté » aux lieu et place de « Fraternité ». À coup sûr, les « grands ancêtres » de la Révolution ne l'auraient accepté qu'à condition de bien souligner : Communauté au singulier et non addition de communautés.
Quelque généreuse que soit l'intention, àquoi bon d'ailleurs changer le mot quand la Fraternité n'exclut nullement d'autre part la prise en compte par la puissance publique de situations individuelles – et même de particularismes communautaires, au sens le plus large du mot. Et ce, au nom de l'aspect, cette fois positif, qui est le sien, en tant que fondement de la solidarité nationale. Ce qu'avait bien vu Marat, quand il s'en prenait férocement à « ces assemblées d'imbéciles, qui ne rêvent qu'égalité, qui se vantent d'être frères et qui excluent de leur sein les infortunés qui les ont affranchis ». Cette acerbe critique de résistances qui se sont manifestées dès les origines peut garder toute sa pertinence. Il reste que la Fraternité a bien été, tout au long de l'histoire des Républiques, un puissant moteur en faveur de la justice sociale et de la lutte contre les exclusions.
On l'a encore bien vu, par exemple, avec la loi créant le Revenu Minimum d'Insertion, dont l'exposé des motifs fait explicitement référence à elle. Dans le cas présent, il s'agissait d'aider des individus isolés, même si l'apparition de comités de chômeurs montre bien l'émergence d'un sentiment communautaire chez certains exclus. Mais la solidarité peut s'exercer aussi bien envers des catégories sociales spécifiques – les agriculteurs, par exemple, ou les chauffeurs routiers –, voire des régions entières. On songera ici, bien entendu, à la Corse, mais penser aussi à la Lorraine, sinistrée par la perte de sa métallurgie. Inutile de pousser plus loin l'analyse. Les exemples abondent des mesures prises au nom de la Fraternité, qui font bon ménage tant avec le principe d'Égalité qu'avec celui de l'unité de la République.
Cela suffit sans doute à trancher le débat que nous avons ouvert en commençant sur l'importance de la Fraternité dans la devise républicaine. Il est clair qu'en dépit de la place qui lui a été réservée dans la liste, son rôle au sein de la triade consacrée est véritablement essentiel. Si d'autres mots, comme « Communauté » ou « Solidarité »n'ont pu la supplanter, c'est parce que leur champ est assez strictement circonscrit, tandis qu'elle est appel à un incessant dépassement. En veut-on une preuve ? Il n'est pas un tenant de ces idéologies d'extrême-droite, dont le fonds de commerce tient à l'exclusion de l'étranger, qui ne s'accorderait sur l'indispensable solidarité qui doit s'exercer au sein de la communauté française. C'est même là tout ce qui fonde le discours sur la « préférence nationale ». La Fraternité, elle, commande de regarder aussi au-delà des frontières : on l'a bien vu par l'exemple de la Révolution. Et, au sein de l'Hexagone, de considérer également comme des frères tous ceux qui y vivent.
Est-ce à cause de ce caractère, à la fois messianique et utopique, qu'elle tient de ses origines ? Pour une part, sans doute. C'est pourquoi, si l'on peut dire, elle a aussi « bonne presse » aujourd'hui chez les chrétiens,comme au sein de la gauche, qui se veut héritière des Lumières. Mais c'est aussi en fidélité aux fondements politiques de la notion que la Fraternité commande d'agir. Témoin, la fière réponse de Marrast à ceux qui demandaient, en avril 1848, le renvoi des ouvriers étrangers pour lutter contre le chômage : « La République veut la Liberté pour tous, l'Égalité pour tous, la Fraternité pour tous les hommes [...]. Si, par malheur, la France républicaine,qui doit avoir les idées les plus larges, donnait l'exemple de renvoyer les étrangers par ce seul motif qu'ils sont étrangers, [elle commettrait alors] une indigne violation de nos principes ». Parole politique d'hier. Parole politique qui vaudrait aussi, mot pour mot, aujourd'hui. On n'en a jamais fini avec la Fraternité.
Benoît Lambert
Cet article a été publié dans la revue Garrigues, n° 64, oct.-déc. 1998, « Irrempaçable fraternité », p. 12-16.