Fraternité : de la vertu aux institutions
De la « vertu » exaltée par les révolutionnaires à « l'unanimité universelle » attendue par d'autres, en passant par la « fraternité des tranchées », c'est la question du rôle des institutions dans l'établissement, le maintien ou le renforcement du lien social qui est posé. Que peuvent les institutions, spécialement d'ordre étatique, dans la fraternité ? La favorisent-elles ou la contrecarrent-elles ? Ont-elles même un rôle à jouer ?
L'homme ne vit pas isolé de ses semblables, il est en relation avec les autres ; il existe, d'une certaine manière, par les autres. Des groupes très divers par leur taille, la nature des relations entre les membres, les fonctions qu'ils exercent, etc., existent donc. Mais il est un groupe « global » qui suscite plus particulièrement la réflexion, c'est la « société », terme vague qui peut recouvrir desréalités variables. Les termes de lien social,contrat social, fraternité, renvoient tous trois à la société, mais plus spécialement à ce qui la maintient, à ce qui constitue sa cohésion. Mais si, aujourd'hui, ces mots rencontrent un si grand écho, c'est parce que se fait jour une crainte ou, du moins, s'expriment des interrogations quant à la solidité du « tissu social ». Face aux questions quelque peu inquiètes que les hommes se posent, la recherche d'un commun dénominateur se révèle difficile.
LES INTERROGATIONS SUR LA COHÉSION SOCIALE
Dans un pays tel que la France – les observations et les réflexions n'étant pas transposables à bien d'autres pays –, nous disposons d'un riche héritage par la longue histoire de la constitution de notre nation comme par l'importance de la réflexion conduite sur la société. Mais ce qui paraissait acquis semble aujourd'hui remis en question.
• Fraternité : un supplément d'âme au contrat social
Les trois termes ou expressions de lien social, contrat social, fraternité ne se situent pas sur le même plan et renvoient à des réalités quelque peu différentes. Par « contrat social » on désigne toute une série de théories explicatives de la société – quelle que soit sa forme – que les hommes connaissent depuis des millénaires. Il s'agit de répondre à une question simple : pourquoi les hommes vivent-ils ensemble, se sont-ils regroupés, plutôt que de rester chacun de leur côté ? Les philosophes ou les penseurs – Hobbes, Locke, Rousseau, mais il y en a bien d'autres – partent du constat que les hommes vivent en société et s'interrogent sur les raisons de l'institution de la société. Le « lien social » fait plus référence à ce qui cimente, rapproche les hommes faisant partie du même groupe. C'est un ensemble de gestes, de comportements qui témoignent de la reconnaissance de l'existence des autres et d'un attachement, même non exprimé verbalement, à ce groupe. La « fraternité »est d'un autre ordre. À l'échelon du petit groupe, elle peut signifier élan vers l'autre en même temps que respect de celui-ci.Elle renvoie de manière plus précise, à l'échelon du grand groupe, à une société structurée par un État et, plus particulièrement, en ce qui concerne la France, à l'État républicain. La fraternité est donc, à cette échelle, d'ordre politique : la République s'affirmant et se voulant fraternelle.
• Pouvons-nous continuer à vivre ensemble ?
Mais, précisément, aujourd'hui, les interrogations se multiplient sur la solidité de ce lien social dont la pérennité paraissait assurée par le contrat social et la fraternité. La question d'A.Touraine : « Pourrons-nous vivre ensemble ? »est significative. On peut la traduire aussi d'une autre manière : pouvons-nous encore continuer à vivre ensemble ? – sous-entendu : malgré nos divisions et tout ce qui semble nous opposer de plus en plus au lieu de nous rapprocher. Ou encore, d'une autre manière, la question devient : comment assurer ou maintenir la cohésion sociale – c'est-à-dire une cohésion sociale suffisante, même minimale ?
Les signes de ce qui paraît être une atteinte à cette dernière ne manquent pas : on parle d'effritement, de délitement, de désagrégation. Les expressions de « fracture sociale », mais aussi, depuis peu, de « fracture civique », « fracture territoriale », ont connu un certain retentissement médiatique. La crise paraît toucher tous les groupes, c'est-à-dire mettre en cause le lien entre les membres : on parle de crise de la famille, de crise du syndicalisme, de crise de l'État-Providence, et cette énumération n'est pas exhaustive. Certains évoquent comme un risque pour le lien social la montée des « communautarismes ». Si ces derniers paraissent être a priori des groupes comme les autres, ils sont en réalité repliement, voire enfermement et, en cela, mettent en cause les relations aux autres, indispensables dans toute société. Une association défend peut-être des intérêts particuliers, mais elle se situe et agit par rapport àdes autorités, politiques ou sociales, contribuant ainsi au tissu social.
Face à ce qui apparaît ou est présenté comme un risque pour la société, du fait de l'accentuation des comportements individualistes de fuite, ou des comportements communautaristes, les observateurs mettent l'accent sur un certain nombre d'exigences. Refonder le contrat social– mais quel contrat social ? Renouer le lien social – mais par quels mécanismes ? Restaurer la fraternité – mais en proposant quoi ? La réponse à ces questions, si elle n'est pas exclusivement politique, passe nécessairement par le domaine politique.
LA RECHERCHE POLITIQUE D’UN COMMUN DÉNOMINATEUR
Parce qu’ils sont responsables du devenir de la collectivité, les pouvoirs politiques ne peuvent qu’être préoccupés par l’affaiblissement du lien social. Il n’est pas en leur possibilité, ni d’ailleurs dans leur compétence de changer le cœur de l’homme. Mais il leur appartient d’adapter ou de modifier les structures et les procédures, afin d'affermir ou de maintenir la cohésion sociale. L'une des voies institutionnelles explorée depuis plusieurs décennies est celle de la solidarité, mais celle-ci est porteuse, en même temps que d'espoirs, de certaines ambiguïtés.
• Une institution de la fraternité : la solidarité
La solidarité apparaît comme une réponse possible à cette double exigence de refonder le contrat social, d'instituer la fraternité, et ainsi de renouer le lien social.
La solidarité est un prolongement logique de la fraternité. Cette dernière apparaît dans la devise républicaine, non pas en 1791 ou 1793, mais en 1848. Elle est alors présentée comme le sentiment que doivent éprouver les uns à l'égard des autres les membres de la nation républicaine. Mais si elle n'est qu'un sentiment, la fraternité ne relève pas de l'État. En en faisant un élément de la devise républicaine, le constituant a institué une véritable obligation à la charge de l'État. Le Préambule de 1946, qui fait partie de notre droit positif et a valeur constitutionnelle, proclame la solidarité des Français devant les charges qui résultent des calamités nationales. Outre les guerres et les calamités naturelles, auxquelles renvoie la formule, il est clair que le législateur a entendu fonder sur la solidarité nationale un certain nombre d'interventions.
Celles-ci se déploient de la Sécurité Sociale aux indemnisations des victimes d'attentats terroristes ou des personnes contaminées par le virus du Sida à la suite d'une transfusion sanguine. Il est tout aussi évident qu'un certain nombre de mécanismes de protection sociale – à commencer par la Sécurité Sociale – sont fondés, explicitement ou non, sur l’idée de solidarité. Dans un certain nombre de situations, la solidarité peut être de nature à renforcer le lien social, par les compensations ou les prélèvements financiers qui sont opérés. Cette solidarité sera encore plus nécessaire demain qu’aujourd’hui : le système des retraites par répartition repose sur une solidarité intergénérationnelle. Mais si l'on veut éviter une nouvelle atteinte au lien social, il faudra peut-être revoir les modalités de cette solidarité, pour éviter que la charge pesant sur les actifs ne soit trop lourde et ne suscite des réactions d'hostilité à l'égard des inactifs, au sens économique du terme, bien entendu.
• Vers une nouvelle forme de solidarité
C'est dire que la solidarité, à laquelle beaucoup se raccrochent comme àune bouée de sauvetage ou qui est invoquée comme une sorte de formule magique pour résoudre un problème social, est insuffisante par elle-même pour trouver une solution à la question de la cohésion. Elle ne peut constituer le fondement d'un nouveau contrat social. Les tentatives pour en faire une doctrine, à la fin du XIXe siècle – cf. le « Solidarisme »de L. Bourgeois – ont fait long feu. Par ailleurs, la solidarité, invoquée trop souvent comme une antienne, rencontre rapidement des limites physiques, c'est-à-dire financières. Tout ne peut pas être solidarité et celle-ci ne peut répondre à tout, pour diverses raisons.
D'abord, il n'est ni possible, ni probablement souhaitable, de reporter sur autrui systématiquement, comme par réflexe, la solution des problèmes que rencontre un groupe de personnes. Outre que cela revient, d'une manière ou d'une autre, à faire systématiquement de la puissance publique l'arbitre ou le décideur, les évolutions inéluctables ne sont que retardées et d'un coût très élevé. On peut se demander par exemple si les dizaines de milliards dépensés pour préserver une industrie sidérurgique n'auraient pas été mieux utilisées ailleurs, etc.
Ensuite, vouloir faire de la solidarité la réponse à toutes les difficultés serait oublier que les solidarités peuvent s'opposer. À l'échelon le plus élevé, la solidarité nationale strictement entendue n'est-elle pas un obstacle à la solidarité – prise au sens moral – à l'égard des autres peuples?
Enfin, on peut se demander si la solidarité, telle qu'elle est le plus souvent entendue en France, n'est pas de nature à occulter le sens de la gratuité, les individus ayant tendance à estimer que la société doit systématiquement leur apporter son soutien et son aide. L'une des difficultés d'aujourd'hui est donc de faire la part entre ce qui doit relever de la solidarité, ce qui doit relever d'autres politiques, ce qui peut ou doit demeurer du domaine privé – action individuelle ou collective. L'aide aux familles en est une illustration. Compte tenu de la situation démographique, économique et sociale de la France, quelle part doit relever de la solidarité – les allocations familiales, par exemple ? et de quelle solidarité – nationale, des seuls cotisants, d'un groupe à l'égard de l'autre, etc. ? Quelle part doit relever de la politique fiscale – quotient familial –, financière – aides ou subventions de divers ordres ? Quelle part doit relever de l'éducation – « démocratisation » de l'enseignement, etc. ?
À travers cette solidarité, c'est peut-être une nouvelle forme de solidarité qu'il convient d'inventer. Une démocratie beaucoup plus marquée qu'auparavant par la participation, qui peut prendre des formes diverses et s'exercer différemment selon les échelons et les structures. Une démocratie culturelle qui s'ajouterait– ou se substituerait partiellement – à la démocratie institutionnelle que nous connaissons, et fonctionnerait essentiellement à travers la reconnaissance de l'autre.
Jean-Marie Pontier
Cet article a été publié dans la revue Garrigues, n° 64, oct-déc 1998, « Irrempaçable fraternité », p. 21-24.