De la politique spectacle à la responsabilité citoyenne
Depuis des décennies, l'exhortation aux mutations nécessaires constitue le passage obligé de tout discours politique. Le vide politique croissant entre un État ballotté par la mondialisation des échanges économiques et financiers et des citoyens bousculés par les fractures sociales qui se multiplient constitue un risque majeur pour nos démocraties s'il ne conduit pas à un renouveau radical de l'action politique. Quelle que soit la pertinence des projets de transformation sociétale, ceux-ci resteront inefficaces s’ils ne s’accompagnent pas d’une évolution de la conscience des citoyens. La mutance des individus est une des conditions d’une réelle mutation sociétale.
Définir l'État, l’Economie, la Sécurité Sociale, les Partis politiques, les Syndicats comme des institutions extérieures conduit à passer son temps à réclamer à ces structures des évolutions que nous nous refusons d’opérer. Plus encore, nous faisons comme si nous ne participions pas au blocage de ces institutions que nous dénonçons pour en faire des idoles tour à tour tutélaires ou menaçantes.
Dans une époque où les paradigmes changent fondamentalement, il serait dérisoire que le mouvement social se cantonne à invoquer des institutions qui n'en peuvent mais et à commenter des discours d'élites impuissantes. La "mutance" ne nous appelle pas à déserter le terrain social mais à l'aborder en citoyen responsable, sujet de significations dans l'espace public. Elle met en évidence le lien entre la construction du monde et la construction de soi au lieu de nous projeter vers quelque "croissance", quelque "sens de l'histoire" ou quelque "homme providentiel".
Dans son ouvrage intitulé L’impur, le philosophe Jean Guitton, analysait la crise que nous traversons par notre refus de choix clairs par rapport à nos convictions profondes, choix qui supposent toujours des « sacrifices ». Ce refus du « sacrifice » conduit à ce que Jean Guitton appelle la « dissociation » qui lui semble une caractéristique du monde moderne : « Le sacrifice qui accepte la dualité, obtient l’unité. La dissociation qui nie la dualité, obtient la scission intérieure. Le sacrifice obtient la joie profonde au milieu de la peine. La dissociation obtient une angoisse amère au milieu de la joie. Le sacrifice dispose l’homme à des tâches humaines. La dissociation le ramène à l’égoïsme. Le sacrifice nous fait homme et nous unit aux autres hommes. La dissociation nous fait moi et nous oppose aux autres moi. Bien plus, elle oppose le moi au moi, de sorte que le moi devient son propre bourreau » (1).
Le « sacrifice » n’est pas ici un hommage fait au dolorisme ou à des pulsions perverses religieuses qu’a su si bien analyser Maurice Bellet (2). C’est la condition de possibilité d’engagements concrets par lesquels nous échappons à la condition de spectateur amusé et/ou consterné des crises contemporaines pour accéder à notre responsabilité d’être humain. C’est ce dont a témoigné, entre autres, au prix de sa vie le colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame (3).
Bernard Ginisty
- Jean GUITTON (1901-1999), L’impur, éd. Desclée de Brouwer, 1991, p. 154.
- Maurice BELLET (1923-2018), Le Dieu pervers, éd. Desclée de Brouwer, 1979, p. 154. L’éditeur vient de rééditer ce texte magistral et toujours actuel en format de poche.
- Arnaud BELTRAME (1973-2018), officier de gendarmerie assassiné après s’être volontairement substitué à une otage lors de l’attaque terroriste dans le Super U de Trèbes, dans l’Aude, le 23 mars 2018.