Crise des Églises et fraternité des itinérances
Dans son récent ouvrage intitulé La grande peur des Catholiques de France (1), Henri Tincq qui a été journaliste spécialisé dans les questions religieuses à La Croix, puis au Monde de 1985 à 1998, s’inquiète de ce qu’il considère comme un repli identitaire de son Église qui se « droitise ». Dans un entretien publié par l’hebdomadaire Le Point, il déclare ceci : « J'appartiens à une génération de catholiques élevée à l'âge d'or de ces fameux mouvements d'Action catholique qui voulaient témoigner de leur foi dans la société, sans recherche excessive de la visibilité et sans prosélytisme. À une génération héritière des grandes réformes du concile Vatican II qui a invité les fidèles à sortir du système de « chrétienté » rigide d'autrefois et à s'ouvrir au monde moderne, à entrer en dialogue avec d'autres religions autrefois ignorées, voire combattues et avec les non-croyants. Un catholicisme missionnaire, social, progressiste, œcuménique qui a fait émerger des générations de militants syndicalistes, politiques, associatifs, a forgé des personnalités comme Jacques Delors, Michel Debatisse dans le monde agricole, Edmond Maire dans le monde syndical. Nous venions d'un « moule » catholique et nous allions vers les autres. Aujourd'hui, c'est le processus inverse qui est à l'œuvre : de jeunes croyants issus d'un monde non catholique vont chercher dans l'Église des modèles rassurants et visibles d'identification, des convictions, des valeurs et un sens à leur vie qu'ils ne trouvent pas ailleurs. Dans ma jeunesse, on passait de l'Église au monde. Aujourd'hui, on vient d'un monde sécularisé et on entre dans l'Église » (2).
Un certain nombre de catholiques se reconnaîtront dans cette nostalgie de ce prétendu « âge d’or » de ces « fameux mouvements d’Action catholique ». Mais il est possible de faire une autre lecture de la crise actuelle de l’Eglise catholique, celle, par exemple, que le jésuite, philosophe, théologien et historien Michel de Certeau décrivait dans son ouvrage La faiblesse de croire : « La foi chrétienne est expérience de fragilité, moyen de devenir l’hôte d’un autre qui inquiète et qui fait vivre. Cette expérience n’est pas nouvelle. Depuis des siècles, des mystiques la vivent et la disent. Aujourd’hui voici qu’elle se fait collective, comme si le corps tout entier des Églises, et non plus quelques individus individuellement blessés par l’expérience mystique, devrait vivre ce que le Christianisme a toujours annoncé : Jésus-Christ est mort. Cette mort n’est plus seulement l’objet du message concernant Jésus, mais l’expérience des messagers. Les Églises, et non plus seulement le Jésus dont elles parlent, semblent appelées à cette mort par la loi de l’histoire. Il s’agit d’accepter d’être faible, d’abandonner les masques dérisoires et hypocrites d’une puissance ecclésiale qui n’est plus, de renoncer à la satisfaction et à « la tentation de faire du bien ». Le problème n’est pas de savoir s’il sera possible de restaurer l’entreprise « Église », selon les règles de restauration et d’assainissement de toutes les entreprises. La seule question qui vaille et celle-ci : se trouvera-t-il des chrétiens pour vouloir rechercher ces ouvertures priantes, errantes, admiratrices ? S’il est des hommes qui veuillent encore entrer dans cette expérience de foi, qui y reconnaissent leur nécessaire, il leur reviendra d’accorder leur Église à leur foi, d’y chercher non pas des modèles sociaux, politiques ou éthiques, mais des expériences croyantes – et leurs communications réciproques, faute de quoi il n’y aurait plus de communautés et donc plus d’itinérances chrétiennes (3).
Ces deux lectures, parmi tant d’autres, de la crise vécue par des catholiques, loin de s’exclure, invitent tous les croyants à se risquer, par delà les aléas de leurs institutions et les crises de leurs certitudes, à la fraternité de leurs itinérances.
Bernard Ginisty
(1) Henri TINCQ, La grande peur des Catholiques de France, éd. Grasset, 2018.
(2) Henri TINCQ, Une partie de l’Église se droitise, voire s’extrême-droitise, Entretien dans l’hebdomadaire Le Point du 1er avril 2018.
(3) Michel de CERTEAU (1925-1986), La faiblesse de croire, éd. du Seuil, 1987, p. 313-314.