Pour une société qui se « fasse crédit »
Les crises économiques et sociales que traversent nos sociétés suscitent en abondance des discours d’experts. Ils tentent de trouver une rationalité dans cette perte du « crédit », c’est-à-dire de confiance, qui mine les échanges économiques. Cette méfiance généralisée atteint le cœur du système. En effet, elle s’installe non seulement dans le rapport entre les banques et leurs clients, mais plus généralement dans les rapports sociaux.
Ce serait une erreur de penser qu’il s’agit là d’une question réservée à des économistes et des financiers. « Faire crédit », c’est, comme l’indique l’étymologie du mot, croire en l’autre et en l’avenir. Quand, dans une société, le crédit se raréfie, ce n’est pas seulement le résultat d’un calcul, c’est aussi l’effet d’un sentiment plus général de non-sens symbolisé par les courbes erratiques des indices boursiers. Pour comprendre cette situation, les travaux d’experts sont certes nécessaires, mais insuffisants. Écrivains et poètes qui scrutent les ressorts de l’âme humaine peuvent nous éclairer à un niveau plus profond. Ils contribuent à nous éviter de céder aussi bien à la panique qu’à la croyance dans le salut par le retour à la grande foire de la consommation permettant de renouer avec des courbes de croissance. La compréhension de nos comportements économiques renvoie à l’analyse de nos pulsions profondes.
L’écrivain Charles Juliet est particulièrement attentif à ces évolutions. « Être écrivain, écrit-il, c’est vivre le plus possible dans le silence et demeurer à l’écoute de ces mots chuchotés qu’il importe de capter et de coucher par écrit » (1). Ce mode de vie l’amène à ce constat : « Il est parfois effarant de voir à quel point des personnes qui ont pourtant accès aux livres, à la culture, à une certaine réflexion, vivent dans l’ignorance de ce qui les meut. Mais dans notre société matérialiste, déshumanisée et déshumanisante, rien n‘est conçu pour nous inviter à travailler en nous-mêmes. (…) Il est des êtres surchargés de savoir, mais en qui vécu et pensée ne communiquent pas. C’est à eux que pourrait s’appliquer cette formule : ils savent tout mais ils n’ont rien compris » (2).
Il y a quelques années, l’économiste Patrick Artus publiait avec la journaliste Marie-Paule Virard un ouvrage intitulé Globalisation, le pire est à venir. Selon eux, le scénario catastrophe est inéluctable, « à moins que riches et moins riches, émergents et développés ne puissent trouver ensemble les moyens de donner un nouveau cours à notre vivre ensemble. De ce point de vue, la « civilisation » de la globalisation reste à inventer » (3).
Le vivre-ensemble qui produit une civilisation ne résulte pas de la mathématique de la main visible ou invisible du marché, mais d’abord d’un travail sur soi que l’écrivain Charles Juliet définit ainsi : « S’affranchir de tout ce qui enferme, sépare, asservit. Faire rendre gorge jour après jour à cet être dur et mauvais qui réside en chacun. Cet être sans bonté qui naît de notre égocentrisme, et plus encore sans doute de la peur, de nos peurs, lesquelles nourrissent cet aveugle besoin de sécurité, de puissance, de domination, d’où résultent tant de ravages » (4).
Bernard Ginisty
- Charles JULIET, Ce long périple, Paris, Éd. Bayard, 2001, p. 45-46.
- Ibid., p. 47-49.
- Patrick ARTUS et Marie-Paule VIRARD, Globalisation, le pire est à venir. Paris, Éd. La Découverte, 2008, p. 154.
- Charles JULIET, Trouver la source, Éd. Paroles d’Aube, 1992, p. 45-46.