« Il faut "évangéliser" Dieu » (Raphaël Picon)
Une des leçons essentielles que nous lègue l’histoire du XXe siècle est celle la juxtaposition de progrès fantastiques avec d’atroces barbaries. Nous avons appris que l’accès d’une société à l’humanisme n’est jamais donné une fois pour toutes. Nous avons vu des religions prêchant l’amour bénissant des crimes nationalistes au nom de Dieu et des idéologies généreuses sombrer dans de sanglantes bureaucraties. Beaucoup de militants se sont réveillés un matin avec le goût amer d’avoir été bernés.
Mais ce n’est pas parce qu’on a été pris en flagrant délit de fourvoiement idolâtre qu’il convient de passer sa vie à ressasser son ressentiment. L’idole, ce ne sont pas les idées, les institutions, les images, mais la transformation des idées, des institutions, des images en dogmes ou vaches sacrées. La frontière ne passe pas entre ceux qui fracassent bruyamment les idoles et ceux qui les respectent, mais entre ceux qui ne pardonnent pas leur surinvestissement à l’objet de leur investissement et ceux pour qui chaque idole perdue est une renaissance trouvée.
Certains se croient délivrés des idoles parce qu’ils sont devenus des fonctionnaires de leur critique ! Jacques Derrida, une des plus hautes figures du mouvement intellectuel que l’on a appelé la « déconstruction » nous explique que ce n’est pas si simple : « Mon désir ressemble à celui d’un amoureux de la tradition qui voudrait s’affranchir du conservatisme. (…) Double injonction contradictoire et inconfortable, donc, pour cet héritier qui n’est surtout pas ce qu’on appelle un " héritier " (…) Elle commande deux gestes à la fois : laisser la vie en vie, faire revivre, saluer la vie, " laisser vivre ", au sens le plus poétique ce qu’on a hélas transformé en slogan. Savoir " laisser ", et ce que veut dire " laisser ", c’est une des choses les plus belles, les plus risquées, les plus nécessaires que je connaisse. Tout près de l’abandon, du don et du pardon. L’expérience d’une " déconstruction " ne va jamais sans cela, sans amour, si vous préférez ce mot » (1).
M’autorisant de ce mot « amour » exprimé par un de nos intellectuels les plus critiques, je dirai que la lutte contre les idoles ne se réduit pas au désenchantement ou à la suffisance d’une analyse, mais s’exprime par l’amour de la vie et des vivants. En ce sens, l’Évangile est une permanente invitation à une « déconstruction » du concept de Dieu comme l’exprime Raphaël Picon qui fut doyen de la faculté de théologie protestante de Paris : « Dieu est un mot bien trop dangereux pour ne pas l’évangéliser. Tant de crimes ont été commis en son nom ! Dieu est un condensé de fantasmes : ceux de nos désirs de toute-puissance et de nos esprits de vengeance. C’est le cache-misère de nos rationalités chancelantes, le mot de la fin quand on est à court d’explication. C’est l’arme du faible et du couard, du fort et du guerrier, lorsqu’ils n’osent plus se battre par eux-mêmes. (…) Oui il faut évangéliser " Dieu ", c’est-à-dire en parler avec les mots de Jésus (…) l’homme de la Parole, celle qui nous apprend que Dieu est le oui magistral accordé à l’humanité » (2).
Bernard Ginisty
(1) Jacques DERRIDA (1930-2004), Elisabeth ROUDINESCO, De quoi demain... Dialogue, éd. Fayard et Galilée, Paris, 2001, p. 16.
(2) Raphaël PICON (1968-2016), Un Dieu insoumis, éd. Labor et Fides, Paris, 2017, p. 35-36.