Baptême de Jésus - "Libérez-nous du mal"
Le cycle de Noël se termine avec la célébration du baptême de Jésus. La Purification (2 février) puis l'Annonciation (25 mars) sont hors cycles, leurs dates sont choisies pour être en phase avec Noël (40 jours après, 9 mois avant) et ne sont pas intégrées dans le temps du cycle liturgique.
A l'époque de Jésus, les Juifs avaient beaucoup à se faire pardonner. Pharisiens arc-boutés sur leur pureté rituelle, Sadducéens, liés à la caste sacerdotale, marqués par le cynisme et la soif de pouvoir, publicains qui pressuraient le peuple, etc. Jean-Baptiste appelle chacun à la conversion personnelle et dénonce violemment cet état de la société, invectivant les responsables. Il baptise hors du temple, ne se soumet pas aux rites ordinaires. Cette transgression indique qu'il appelle à des temps nouveaux, les hommes du temple ont failli, surtout les gardiens du Temple, c'est au désert qu'on retrouve Dieu.
Mais que vient faire Jésus en se faisant aussi baptiser? Jean lui-même le lui dit : "C'est moi qui ai besoin d'être baptisé par toi, et toi, tu viens à moi !" Mais Jésus lui répondit :"laisse faire pour l'instant : car c'est ainsi qu'il convient d'accomplir toute justice". Alors il le laisse faire." (Mt 3, 14-15) Ainsi Jésus se fait solidaire du péché des hommes, mais pour aller plus loin. Comme le dit encore le Baptiste : "Lui vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu" (Mt 3, 11) La vie de Jésus va se dérouler entre deux baptêmes, l'initial dans l'eau avec Jean-Baptiste, le second sur la Croix par le sang, et Jean évoquera ces deux baptêmes en parlant du sang et de l'eau qui sortent du côté du crucifié.
Jésus, adoubé par le Père, investi par l'Esprit, part alors au désert rencontrer Satan. Sa mission est mise ainsi sous le signe de sa lutte contre le mal, dans le Jourdain il a pris sur lui le mal "pour accomplir toute justice", au désert il inaugure cette lutte à mort qui l'amènera à la Croix et ne se terminera, pour lui, que le matin de Pâques : "Mort, où est ta victoire ?". D'où vient le mal, qu'est-ce que le mal? On en discutera toujours. On peut cependant éclairer un peu cette réalité qui reste un mystère dont nous n'avons pas la clé.
Le mal peut être simplement subi, lié à notre existence et notre finitude. Souffrance, maladie, accidents, mort. Ce mal, Jésus a toujours refusé de le lier à une quelconque culpabilité des hommes, ou au péché. En ce sens il est allé à rebours de la société de son époque (et de la nôtre !). Toutes les sociétés ont de tout temps essayé de comprendre l'origine de ce mal et ont été tentées de l'imputer à des fautes. Jésus est clair, le Père ne veut que notre bien, il n'envoie pas de calamités pour nous corriger. Ce mal laisse Jésus globalement impuissant, mais par humanité il s'associe à la souffrance des hommes en se faisant guérisseur et par là annonce que ces souffrances passeront.
À cette occasion il appelle les hommes à dépasser leur lamentation, bien naturelle, et à découvrir la foi en son Père. C'est Job qui, malgré les épreuves épouvantables imposées par Satan, dit à sa femme : "Si nous accueillons le bonheur comme un don de Dieu, comment ne pas accepter de même le malheur?" (Jb 2, 10). Cela ne l'empêche pas d'exprimer une longue lamentation devant Dieu qui a laissé faire, avant de reconnaître "J'étais celui qui voile tes plans par des propos dénués de sens" (Jb 42, 3). La lamentation, humainement tout-à-fait respectable, voire nécessaire, devient réclamation envers Dieu, donc une façon de lui imputer notre souffrance. Job se lamente de sa souffrance, mais arrive à aimer Dieu "pour rien", contrairement à ce qu'annonçait Satan. La souffrance fait partie de nos vies, elle est un mal, Dieu n'y est pour rien. La souffrance ne touche pas la Foi.
Puis vient le mal dû aux hommes, et le péché. On peut remarquer que Jésus s'est peu préoccupé de cette facette morale du mal. Bien sûr il l'a condamné, mais on ne peut pas dire que son enseignement tourne autour de cela. C'est l'Église qui, plus tard, a tout ramené au péché moral. Jésus, lui, libère du péché, donne la vie, voire ressuscite. D'ordinaire il ne pardonne même pas mais relève, que ce soit Zachée ou la pécheresse. Quant au paralytique il constate que "ses péchés sont pardonnés". Là encore cela ne semble pas le combat de Jésus. Les péchés des hommes, c'était la hantise de Jean-Baptiste appelant à la conversion. Quand Jésus se fait baptiser, il les prend sur lui, mais c'est un autre mal et un autre péché qu'il vient débusquer. Il sait bien que les péchés ne sont qu'une conséquence de ce mal radical qu'il est venu abattre.
En allant au désert pour débuter sa vie publique, il marque quel va être son combat. On dirait actuellement qu'il nous donne son programme. Les Apôtres ne l'ont compris que bien plus tard. Il vient défier le mal radical qui est obstacle à la création de Dieu. Ce mal est originaire, il nous précède tous et nous agresse tous1. La création exige la liberté, et donc la possibilité de s'opposer. Le mal n'est pas une création de Dieu, cela n'aurait aucun sens (mais cela a été cru à certaines époques), ni celle d'un être maléfique qui défierait Dieu. Cela est la vision antique dans laquelle Jésus s'est coulé, la personnification du mal dans le Satan. Le mal radical est le revers de la création, la possibilité de la faire échouer, ce qui la détruit, et l'homme en premier, pour le précipiter vers le néant (le contraire du créé).
Ce mal est ce que Dieu doit combattre pour achever son œuvre. Jésus est venu le vaincre, et nous en libérer. Ce mal qui s'attaque à Dieu, directement, dans sa création et dans les hommes, est notre ennemi qui détruit notre liberté. Le péché est une conséquence, le résultat de notre enchaînement par ce mal et de notre complicité par manque de courage pour le refuser totalement. L'appel de Jésus à aimer son Père, à vivre de la vie du Père, s'accompagne du Salut non de nos péchés d'abord, mais de ce mal qu'à l'époque on personnifiait dans la figure de Satan. Ce mal est le néant de la création et non la personne de Satan, néant et à la fois bien réel. La bonne nouvelle est que cette souffrance sera éradiquée, car Dieu est souverain sur l’éternité. Dieu a engendré un moyen pour nous libérer des liens du néant, et ce moyen est Jésus-Christ, dont l’humanité amorce la nouvelle création.
Au désert, trois injonctions ont été faites par Satan qui nous montrent les tentations fondamentales. Mais plus intéressantes sont les trois réponses qui tiennent en une : choisir entre Satan et Dieu. "C'est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras" (Mt 4, 10). C'est sans fioritures ni considérations morales, on est à l'essentiel.
Le Satan fait œuvre de destruction, nous précipitant vers le néant. Le mal est cette descente vers le néant. Il existe, mais est voué au néant ; il est néant2. Cela est mystérieux, mais nous pouvons comprendre l'action de Jésus. Il a inauguré sa mission en annonçant cette lutte sans merci par son baptême dans l'eau suivi du rejet du Satan, toute sa vie il a appelé les hommes à se libérer de ce Satan, et a fini par le baptême dans son sang pour vaincre définitivement. Satan a été vaincu, notre Salut est arrivé.
Nouveau mystère, le salut est arrivé mais doit encore se réaliser. Nous sommes encore dans le temps de la lutte. C'est dans l'accueil du Salut offert que nous savons que le mal ne peut plus rien contre nous, il est définitivement vaincu dans l'éternité. Dans le monde du temps et de l'espace la lutte continue, c'est à nous de la mener, sûrs de la victoire, malgré nos défections.
Marc Durand
1 - Saint Augustin, qui réduisait le mal à son aspect moral, introduit alors le péché originel. C'est sa façon de reconnaître le caractère originaire du mal. Seulement sa volonté de trouver une solution rationnelle à une question qu'on peut seulement aborder sous de multiples facettes sans jamais la résoudre totalement, l'amène à cette simplification qui fait du mal soit un péché soit la peine que l'on encourt comme punition divine. Il ne peut qu'ignorer la question de la souffrance injuste et il fait de l'homme un pécheur, coupable, sans se préoccuper de l'autre face de l'homme, victime de l'agression du mal, et sauvé par Jésus.
2 - Notre pensée, notre langage sont impuissants pour comprendre la profondeur de ces réalités qui s'expriment par des oppositions, car il s'agit de Dieu, il n’y a aucun moyen de résoudre parfaitement ces tensions rationnelles sans transformer Dieu en une créature et ainsi fausser le témoignage biblique du Dieu révélé en Jésus-Christ.