« Tout est grâce » (Georges Bernanos)
L’originalité fondamentale du christianisme, par rapport à d’autres chemins spirituels, est d’affirmer le salut par « la grâce » ce qui, explique l’apôtre Paul, constitue un « scandale » pour le Juif attentif au salut par la Loi et une « folie » pour le Grec le cherchant par la « connaissance » (1). Dans les premiers écrits chrétiens, on constate cette insistance à se distinguer des légalismes et des gnoses.
Comprendre la Grâce, c’est accueillir une Bonne Nouvelle qui nous surprend. C’est la prise de conscience que quelque chose de radicalement neuf et de radicalement bon est à la base de nos vies, et que ce quelque chose est Quelqu’Un. Nous sommes éternellement précédés par un don primordial qui nous fonde dans l’existence. Et quels que soient les erreurs, les fautes ou les malheurs de nos existences, la source génératrice de vie est toujours présente. La grande mystique Catherine de Sienne fait parler ainsi le Christ : « Voilà le péché impardonnable dans ce monde et dans l’autre. C’est celui de l’homme, qui, en méprisant ma miséricorde, n’a pas voulu être pardonné. C’est pourquoi je le tiens pour le plus grave, et c’est pourquoi le désespoir de Judas m’attrista plus (…) que sa trahison. Aussi les hommes seront-ils condamnés pour ce faux jugement qui leur fit croire que leur péché était plus grand que ma miséricorde » (2).
Comme l’écrit l’apôtre Paul « Là où la faute a abondé, la grâce a surabondé » (3). La générosité créatrice est infiniment plus forte que nos calculs, notre culpabilité et nos renfermements. La civilisation régnante de la marchandise tend à faire de nous des maquignons de l’essentiel. Or ce n’est que l’accessoire qui se vend et l’essentiel est toujours donné. Nous n’avons rien fait pour mériter de vivre, pour rencontrer la beauté et l’amour, pour être pardonné. Tout cela nous arrive comme une grâce. La conscience d’être fondé non pas sur nos savoirs, nos richesses, nos sécurités ou nos supposées vertus, mais sur cet improbable qu’est la Grâce amène à penser nos vies, non comme un plan de carrière, mais comme la participation au flux vital de la gratuité. Dans son très beau livre Théophanie de la gratuité, le philosophe libanais René Habachi écrit : « La grâce n’est pas une force extérieure se greffant du dehors, mais une source surgissant du dedans de la liberté, quand celle-ci enfin se décrispe et se détache de ses adhérences. Alors monte le flot d’une vie plus intérieure que la vie « (4).
Dans une lettre à un ami, Georges Bernanos décrivait ainsi le projet de rédaction de son roman : Journal d’un curé de campagne : « J’ai commencé un beau vieux livre, que vous aimerez, je crois. J’ai résolu de faire le journal d’un jeune prêtre, à son entrée dans une paroisse. Il va chercher midi à quatorze heures, se démener comme quatre, faire des projets mirifiques, qui échoueront naturellement, se laisser plus ou moins duper par des imbéciles, des vicieuses ou des salauds, et alors qu’il croira avoir tout perdu, il aura servi le bon Dieu dans la mesure même où il croira l’avoir desservi. Sa naïveté aura raison de tout, et il mourra tranquillement d’un cancer » (5).
La dernière phrase du livre sera « Tout est grâce ».
Bernard Ginisty
(1) Cf. Première Epître aux Corinthiens, 1, 20-24.
(2) Catherine de Sienne (1347-1380), Dialogues, chapitre XXXVII. En 1970, le pape Paul VI l’a déclarée « docteur de l’Eglise ».
(3) Epître aux Romains, 6, 21
(4) René Habachi (1915-2003), Théophanie de la gratuité. Philosophie intempestive, éditions Anne Sigier, 1986, p. 94-95.
(5) Georges Bernanos (1888-1948), Lettre du 6 janvier 1935 à Robert Vallery-Radot. Journal d’un curé de campagne a été publié en 1936 aux éditions Plon. Ce livre reçoit la même année le Grand prix du roman de l’Académie française. Il a été adapté au cinéma en 1951 par Robert Bresson.