La condition « passante » de l’homme
Chaque année, le début du mois de novembre invite au souvenir des morts que nous avons connus. Les cimetières se couvrent de chrysanthèmes et les catholiques ont une liturgie spéciale de commémoration des défunts. Dans un petit livre très personnel intitulé J’ai peur de la mort, le philosophe et théologien protestant Laurent Gagnebin montre comment notre société et, trop souvent, les services religieux funèbres, s’attachent à « contourner » la mort : « On y parle de disparition, départ, dernier voyage ; on vous dit que ce proche a été enlevé (par qui ?) à l’affection des siens et qu’il a été rappelé par Dieu, comme si Dieu décidait de notre mort. Dieu a-t-il véritablement « rappelé » à lui les six millions de juifs exterminés par les nazis ? On vous parle même de « retour auprès du Père », comme si Dieu n’était pas présent dans notre vie avant notre mort » (1).
La mort met en question tous nos systèmes d’installation dans des certitudes, dans des relations, dans des modes de vie. Elle nous rappelle fondamentalement notre condition de « passant » comme l’exprime le poète René Char : « Ce qui m’a mis au monde et qui m’en chassera n’intervient qu’aux heures où je suis trop faible pour lui résister. Vieille personne quand je suis né. Jeune inconnue quand je mourrai. La seule et même passante » (2)
Le temps du passant, c’est fondamentalement ce que la tradition judéo-chrétienne appelle le temps de la Pâque. Nous ne fêtons pas à Pâques le couronnement triomphal de la carrière d’un chef religieux. Nous nous remémorons un passage, c’est-à-dire une précarité, un mouvement, une itinérance. Le temps du passant invite à l’arrachement hors des sécurités premières symbolisées par l’esclavage des Hébreux en Egypte, et l’appel à “avancer en eau profonde “, celle de ces Mers Rouges d’où l’on rejaillit vivant. Itinéraire jamais achevé, toujours à reprendre, où ne cessent d’apparaître les “Veaux d’or”. Itinéraire où la “manne” nourrissante est un étonnement de chaque matin (de l’Hébreu mannou qui signifie "qu’est ce que c’est") et ne saurait être capitalisée sous peine de pourrir. L’événement fondateur de Pâques consiste à vivre l’angoisse de la mort comme la sortie des contrées étouffantes où l’on passe sa vie à construire des sécurités pour que finalement il ne se “passe” rien.
Ce temps du « passant » est très loin de ce que Laurent Gagnebin appelle « la prétendue sagesse de tant d’hommes et de femmes âgés » qui pour lui « est hélas et le plus souvent une forme de démission, de soumission à ce qui est, de lucidité blasée et sans espoir, d’attitude souriante, mais désabusée et résignée » (3).
Cet art de vivre le temps est admirablement décrit par Albert Schweitzer qui écrivait ceci dans ses Souvenirs de mon enfance : « Je suis convaincu que notre effort de la vie entière doit viser à conserver à nos pensées et à nos sentiments leur fraîcheur juvénile. Cette conviction fut en tout temps pour moi une source de bons conseils. Instinctivement j’ai toujours veillé à ne pas devenir ce qu’on appelle un homme mûr ; (…) Le spectacle que nous offre d’ordinaire un homme mûr, c’est une raison faite de désillusions et de résignation (…) La peur me saisit alors de me voir, un jour, réduit à regarder mon passé avec la même tristesse. Je résolus de ne pas me soumettre à la tragique nécessité de devenir un homme raisonnable. À ce vœu, qui n’était presque que bravade d’adolescent, j’ai essayé de conformer ma vie » (4).
Bernard Ginisty
- Laurent GAGNEBIN, J’ai peur de la mort, éditions Van Dieren, 2016, p. 28-29.
- René CHAR, Feuillets d’Hypnos, La Pléiade éditions Gallimard, Paris, 1988, p. 178.
- Laurent GAGNEBIN, op. cit. p. 20.
- Albert SCHWEITZER, Souvenirs de mon enfance. Cité par Laurent Gagnebin, op.cit. p. 20-21.