En route avec Antoine de Saint-Exupéry
Quelques mois avant de disparaître en Méditerranée abattu par la chasse allemande le 31 juillet 1944, l’aviateur et écrivain Antoine de Saint-Exupéry écrivait ceci à un général de ses amis pour lui dire son désarroi. « Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. Ah général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle. Des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien (…) On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de belote et de mots croisés, voyez-vous ! Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien. (…) Mais si je rentre vivant il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ? » (1)
Au soir de sa vie, Stan Rougier, aide-soignant en Afrique, puis prêtre longtemps aumônier de lycée et de faculté, auteur d’une quarantaine d’ouvrages veut témoigner à quel point son itinéraire spirituel a été tributaire de la lecture de l'œuvre de Saint-Exupéry et notamment de son ouvrage posthume inachevé Citadelle pour lequel tout ses autres écrits n’étaient, disait-il, que des « préparations » : « A mes yeux, le plus grand mérite d’Antoine de Saint Exupéry est d’avoir proposé le message de l’Évangile avec des mots nouveaux, des mots qui réveillent, des mots qui « mordent ». Il ne dit pas « sauver », il dit « mettre la main sous le menton de celui qui se noie », il ne dit pas « charité », il dit « fraternité », il ne dit pas « rencontrer », il dit « apprivoiser » (2).
Pour ceux qui ont besoin de frontières et d’étiquettes, précise Stan Rougier, « Saint Exupéry ne peut-être classé penseur chrétien. Il se rattacherait plutôt à un courant spiritualiste universel » (3). Dans ses Carnets, Saint-Exupéry note : « On fausse le problème en divisant les hommes en croyants et non croyants ». La vraie frontière existe entre ceux qui font de Dieu le garant de leurs possessions et ceux pour qui Dieu est une question chaque jour nouvelle. Dans Citadelle, il définit ainsi la vocation humaine : « Nous, éternels nomades de la marche vers Dieu, car rien de nous ne nous peut satisfaire ». (4). Et cette quête de Dieu est fondatrice de la cité des hommes.
En pleine guerre, pressentant l’avènement d’une société de consommation sourde à toute voie spirituelle, il s’exprime ainsi, dans son Message aux jeunes Américains : « Votre fraternité, vous ne la trouverez qu’en plus vaste que vous. Car on est « frère » en quelque chose. On n’est pas frère tout court (…) Cette construction d’un être plus vaste que vous, il n’est qu’un moyen de la fonder. Un seul. Les plus vieilles religions l’ont découvert, bien avant nous. Il est si vous voulez le « truc » essentiel. Et ce truc on l’avait un peu oublié depuis les progrès matérielS. Ce truc c’est le sacrifice. Par sacrifice, je n’entends pas le renoncement aux biens de la vie, ni le désespoir dans la pénitence. Par sacrifice, j’entends le don gratuit. Le don qui n’exige rien en échange. Ce n’est pas ce que vous recevez qui vous fonde. C’est ce que vous donnez » (5).
Stan Rougier nous invite à lire ou à relire Saint-Exupéry ; « Ses paroles, écrit-il, étaient criantes de vie. Elles me permettaient de respirer plus haut. Dieu n’était pas là pour nous exaucer, mais pour nous « ex-hausser ». C’est-à-dire nous conduire à un point de vue élevé, à partir duquel nous pourrions comprendre d’où nous venions et vers quoi nous marchions. Le silence de Dieu n’était plus le signe d’une indifférence ou d’un châtiment, mais d’un immense respect » (6).
Bernard Ginisty
(1) Antoine de SAINT-EXUPÉRY, Lettre au Général X, in Œuvres complètes, tome 2, bibliothèque de La Pléiade, éditions Gallimard, 1999, p. 330-333.
(2) Stan ROUGIER, « Que peut-on dire aux hommes ? » Saint Exupéry en approche de Dieu. Biographie spirituelle, éditions Mame, 2017, p. 179.
(3) Ibid., p. 250.
(4) Antoine de SAINT-EXUPÉRY, Citadelle, op. cit. p. 711.
(5) Antoine de SAINT-EXUPÉRY, Message aux jeunes Américains, op. cit. p. 66-67. En 1943 Saint Exupéry publiera à New York en français et en anglais Le Petit Prince, traduit depuis en 270 langues ou dialectes ce qui en fait l’ouvrage de littérature le plus vendu au monde et le plus traduit après la Bible.
(6) Stan ROUGIER, op. cit. p. 22.