« Le mal absolu arrive quand on élimine toute imprévisibilité » (Hannah Arendt).
Il y a un an, on pouvait lire sur le site du journal Libération une tribune qui fit grand bruit intitulée : « Puisque tout est fini, alors tout est permis » Elle était l’œuvre d’un collectif de personnes de moins de trente ans qui s’intitulait Catastrophe et commençait ainsi : « Nous avons grandi dans une impasse. (…) Enfants, nous avons pris connaissance du monde en même temps que de sa fin imminente: pas un jour sans qu’on entende à la radio des nouvelles de ces deux sœurs morbides, Mme Dette et Mme Crise, dont les ombres dans nos têtes enflaient sans cesse. Finiraient-elles par exploser? Non: c’est le chômage, le trou de la Sécu et son acolyte de la couche d’ozone qui s’en chargeaient (…).On nous inculquait ce schéma ternaire «prémoderne, moderne, postmoderne», grille de lecture ou tenaille qu’on nous présentait comme neutre quand, insidieusement, celle-là avait déjà décidé pour nous qu’il n’y avait plus rien à faire. On était déjà à l’épilogue du récit mondial de l’humanité. L’hypothèse communiste? Un délire de pyromanes. Mai 1968? Une bataille de boules de neige. L’idéal du progrès ? On avait vu Hiroshima. Les utopies avaient toutes été ridiculisées, la poésie rendue barbare après Auschwitz, les rêves, n’en parlons pas » (1).
Notre monde connaît une croissance quantitative de richesses, d’informations mais aussi de fractures individuelles et sociales. On nous enseigne tous les jours le dogme de la croissance. Or, l’être humain est un être vivant et comme tel, croît, à un moment donné s’arrête de croître, jouit de sa maturité, vieillit, meurt et se transforme. L'idolâtrie moderne voudrait nous faire croire que la croissance est infinie. Quand, dans un organisme, il y a une croissance infinie, cela s’appelle un cancer. Je crois que le monde est aujourd’hui en grand danger parce que certaines de ses parties veulent une croissance à n’importe quel prix, ce qui dérègle l’ensemble. Notre planète est malade du cancer des riches et de l'anémie des pauvres.
La question majeure de nos pays développés, c'est le chômage. Il ne s'agit pas d'une baisse de la richesse. Celle-ci a augmenté en France depuis l'époque du plein emploi. Ce n’est donc pas un problème de pénurie, mais de redistribution de la richesse et du travail. Et par là une redéfinition de notre emploi du temps. Or, le sens de nos vie se lit à travers notre gestion du temps. La panique actuelle de nos pays développés c’est finalement : qu’est-ce qu’on va faire si on n’est pas toute la journée en train de travailler pour gagner de l’argent ? Mais à quoi cela sert-il de gagner de l’argent si l’on n’a pas le temps pour en jouir.
Face aux religions du destin que sont les pensées uniques faisant de nous des « désabusés et des cyniques » contre lesquelles s’insurgent les auteurs de la tribune de Libération, il nous faut redécouvrir la capacité d’accueillir l’imprévisible et l’inattendu. . Dans son livre sous-titré « Politique et spiritualité », Marion Muller Colard écrit : « La conscience de l’imprévisibilité engendre à elle seule un rapport modeste au pouvoir. En outre, il s’agit de se souvenir de cette remarque d’Hannah Arendt à son ami Karl Jaspers : « Le mal s’est avéré plus radical que prévu (…), le pire mal ou le mal absolu n’a plus rien à voir avec ces thèmes du péché que peuvent comprendre les hommes. Cela arrive quand on élimine toute imprévisibilité ». Je peux tout prévoir sauf les autres. L’ordre plus ou moins aléatoire dans lequel ils rentrent dans ma vie et la bouleversent. Etre capable d’amour commence par admettre l’imprévisible » (2).
Bernard Ginisty
- Tribune publiée sur le site www.liberation.fr le 22 septembre 2016 dont les auteurs sont présentés ainsi : « Ni désabusés ni cyniques, ils ont moins de 30 ans, ils sont une quinzaine à s’engager dans un mouvement qu’ils ont nommé «Catastrophe». Prêts à tout mais pas n’importe comment ».
- Marion MULLER-COLARD, Le complexe d’Elie. Politique et spiritualité, éditions Labor et Fides, 2016, pages 127-128.