La fraternité humaine fondatrice de droits
Toute une problématique, toujours actuelle, s'attache à opposer justice et charité. La charité serait cette sorte d'aide paternaliste qui ne toucherait en rien à l'ordre social et aux droits des personnes, tandis que la justice serait seule respectueuse des citoyens. Et il est vrai que les Eglises chrétiennes ont souvent succombé à la tentation de se réfugier dans une pseudo intériorité pour fuir les combats pour la justice comme le dénonce avec vigueur le Pape François : « La Parole de Dieu enseigne que, dans le frère, on trouve le prolongement permanent de l’Incarnation pour chacun d’entre nous (…) Les textes évangéliques expriment la priorité absolue de la sortie de soi vers le frère comme un des deux commandements principaux qui fondent toute norme morale et comme le signe le plus clair pour faire le discernement sur un chemin de croissance spirituelle en réponse au don absolument gratuit de Dieu » (1).
Dans la tradition chrétienne, l’amour de l’autre, n’est pas ce supplément plus ou moins facultatif laissé à l’altruisme de l’homme, il est la radicalité ontologique de l’être humain. Etre dans la charité, c’est être dans le réel de l’homme qui ne se comprend pas d’abord comme un individu fermé sur soi, mais dans une filiation et une fraternité premières. Et ce n’est qu’à partir de là que toute connaissance et toute construction, notamment celle du droit, peuvent prendre sens. S’il est vrai que l’homme est à l’image de Dieu, il exerce sa faculté de création à partir de ce qui définit Dieu, c’est à dire la gratuité du don. Dans cette perspective, la fraternité vécue notamment avec les plus exclus, est fondatrice d’humanité, de pensée et de droit. Elle fait éclater tous les ordres et les enfermements meurtriers comme l’exprime Emmanuel Levinas : « Se manifester comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé - c’est précisément ne pas rentrer dans l’ordre. Par cette sollicitation de mendiant ou d’apatride n’ayant pas où reposer sa tête – à la merci du oui ou du non de celui qui l’accueille – l’humilié dérange absolument ; il n’est pas du monde. (...) Se présenter dans cette pauvreté d’exilé, c’est interrompre la cohérence de l’univers » (2).
Au fronton des mairies françaises, après les mots égalité et liberté, il y a celui de fraternité. Nous avons pensé qu’il s’agissait d’un vœu pieux. Or, les combats toujours nécessaires pour la liberté et l’égalité, sans une fraternité concrète, deviennent stériles et mortels. Cette fraternité, comme le notait Charles Péguy reste un préalable : « Par la fraternité, nous sommes tenus d’arracher à la misère nos frères les hommes; c’est un devoir préalable ; au contraire, le devoir d’égalité est un devoir beaucoup moins pressant. (...) Pourvu qu’il y ait vraiment une cité, c’est à dire pourvu qu’il n’y ait aucun homme tenu en exil dans la misère économique, tenu dans l’exil économique ! » (3)
Cela ne veut pas dire que cette charité serait propriété d’institutions, fussent-elles religieuses, qui prétendraient régenter l’ordre du politique. Elle est d’abord une expérience de l’être humain découvrant la grâce de la filiation et de la fraternité. Autrement dit, le travail spirituel de charité, au sens le plus fort du terme, assure la veille sur les droits de l’homme toujours en danger de se dénaturer. En 1941, en plein cœur du dernier conflit mondial, Pierre Teilhard de Chardin, voyait ainsi l’avenir de l’humanité : « La socialisation dont l’heure semble avoir sonné pour l’Humanité, ne signifie donc pas du tout, pour la Terre, la fin, mais bien plutôt le début de L’Ère de la Personne. Toute la question en ce moment critique est que la prise en masse des individualités s’opère non point (à la méthode « totalitaire ») dans quelque mécanisation fonctionnelle et forcée des énergies humaines, mais dans une « conspiration » animée d’amour. L’amour a toujours été soigneusement écarté des constructions réalistes et positivistes du Monde. Il faudra bien qu’on se décide un jour à reconnaître en lui l’énergie fondamentale de la Vie » (4).
Bernard Ginisty
(1) Pape FRANCOIS : La joie de l’Evangile, § 179. Et il ajoute : « La contemplation qui se fait sans les autres est un mensonge » (§ 281).
(2) Emmanuel LEVINAS : Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, éditions Grasset, Paris 1991, p. 71.
(3) Charles PÉGUY : De Jean Coste, in Œuvres complètes en prose, t. 1 Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 1993, p. 1033.
(4) Pierre TEILHARD DE CHARDIN : La grande option, écrit à Pékin en 1941, in L’avenir de l’homme, éditions du Seuil, Paris, 1960, p. 75.