Mondialisation et identités religieuses
Dans un ouvrage récent intitulé Civilisation : comment nous sommes devenus américains (1), l’écrivain et philosophe Régis Debray s’attache à démontrer que notre culture nationale comme celle de beaucoup de pays européens se transforme par l’influence croissante des paradigmes de la civilisation états-unienne. Son dernier livre, Le nouveau pouvoir, prolonge cet essai et analyse l’événement politique de l’élection d’Emmanuel Macron comme une illustration de sa thèse au plan de la culture religieuse (2). Dans un débat avec le philosophe protestant Olivier Abel, ami de Paul Ricoeur, portant sur « la synchronisation de la mondialisation avec la culture protestante américaine », Régis Debray précise son analyse : « Parce que le nouvel état de lieux qui règne dans notre pays, marqué par l’individualisme, c’est à dire la " désintermédiation ", le contournement des institutions par l’accès à l’information, rencontre le rapport direct entretenu par les protestants avec la divinité. Par ailleurs, la culture de l’émotion s’accorde assez bien avec le protestantisme évangélique » (3)
Olivier Abel reconnaît une grande part de vérité dans ce point de vue : « Il est vrai que le néoprotestantisme est le seul qui coche toutes les cases de la postmodernité : le marché, la pluralité, l’immédiateté sans transmission hiérarchique, la primauté du son, la place des femmes et celle faite aux rescapés. C’est une religion " portative ", légère, qui correspond à l’augmentation mondiale des populations déplacées, déracinées et précaires ». Mais, écrit-il, « il y a d’autres aspects que je combats, notamment un rapport antiherméneutique et fondamentaliste aux Écritures qui est très dangereux et que l’on retrouve dans l’islamisme. Comme les canaux de la transmission ont été brisés par l’immédiateté de la " com. " (…) le risque est que ces textes soient considérés comme un témoignage immédiat, qui permet de " faire l’expérience " de Dieu, alors que pour les protestants européens classiques, Dieu est justement ce dont on ne fait pas l’expérience. Il est radicalement transcendant, sinon absent. (…) Le style religieux du néoprotestantisme américain me gêne et m’inquiète » (4).
Régis Debray affirme que les deux religions montantes mondiales sont l’islam et le néoprotestantisme, compris comme courant protestant évangélique. Dans ce contexte, Olivier Abel marque sa différence en plaidant pour ce qu’il appelle des « identités feuilletées » : « L’évangélisation, c’est souvent l’idée que, au bout de toutes les conversions possibles, il n’y aura plus qu’une seule religion qui sera la religion évangélique. C’est un postulat que l’on retrouve dans l’islam, dans le catholicisme et d’autres traditions. C’est cet imaginaire de l’unification religieuse que je trouve dangereux. Je pense au contraire que l’on peut être religieusement mixte. On peut être catholique et protestant par exemple, ou même protestant et musulman. Culturellement, cela existe de plus en plus, et même en termes de " foi " ; mais l’optique fondamentale des protestants évangéliques ne laisse aucune place pour ces identités feuilletées » (5).
Bernard Ginisty
(1) Régis DEBRAY, Civilisation : comment nous sommes devenus américains, éditions Gallimard, 2017.
(2) Régis DEBRAY, Le nouveau pouvoir, éditions du Cerf, 2017
(3) Régis DEBRAY : « Aujourd’hui, sur le plan géopolitique et culturel, deux religions dominent : l’islam d’un côté et les protestantismes (à dominante américaine) de l’autre. Pour faire face, pour s’adapter à l’état des lieux, l’Eglise catholique se "protestantise" à toute vitesse. La décentralisation à laquelle François est en train de procéder en donne un extraordinaire aperçu », in « Notre pays est-il gagné par la culture protestante ? », Entretien croisé avec Régis DEBRAY et Olivier ABEL, Réforme du 21 septembre 2017, p. 4.
(4) Olivier ABEL : « L’analyse de Debray est un avertissement utile », Entretien dans le journal Le Monde du 30 août 2017, p. 21. Olivier Abel poursuit : « Debray a raison de dire qu’un train peut en cacher un autre. L’Afrique qui vient sera une Afrique massivement néoprotestante. Kinshasa, qui est la plus grande ville francophone du monde, plus grande que Paris, est à majorité protestante. Les Français n’imaginent pas la bombe démographique néoprotestante qui leur arrive ».
(5) Olivier ABEL, Ibid.