La prière enseignée par le Christ ne comporte pas le mot Dieu
Il me paraît particulièrement significatif que la seule prière que le Christ ait enseignée à ses disciples ne comporte pas le mot “ Dieu ”. Le Notre Père que nous “ osons dire ”, peut-être n'en mesurons-nous pas le caractère iconoclaste par rapport aux représentations du divin qui encombrent nos consciences. L'adresse de cette prière commune à tous les chrétiens se distingue de trois expressions que l'on peut retrouver dans la piété religieuse : “ Mon Dieu ”, “ Notre Dieu ”, “ Mon Père ”. Dire “ notre Père ”, c'est congédier trois formes d'idolâtrie spirituelle dont les dégâts dans les consciences et dans l'histoire sont toujours visibles.
“ Mon Dieu ”, soupir de l'âme accablée vers une transcendance, projection imaginaire d'un surmoi divinisé, dérisoire aveu de possessivité magique du tout, couronnement de l'odyssée solitaire d'une conscience ou secret espoir d'une révélation particulière, autant de dérives qui font que tant de chrétiens élevés dans la religiosité du “ Mon Dieu-Bon Dieu ” se sentent floués.
Et pourtant, sans attendre les « maîtres du soupçon », la tradition mystique chrétienne avait stigmatisé cette impasse. Ainsi, Maître Eckhart peut dire :
“ Je prie Dieu qu'il me libère de "Dieu" (1).
“ Le plus élevé et le plus extrême à quoi l'homme puisse renoncer, c'est de renoncer à Dieu pour Dieu ” (2).
D'une façon plus radicale, Jean de la Croix exprime la “ folie ” de cette voie. Commentant le premier verset de l'Epître aux Hébreux, il écrit :
“ L'Apôtre nous donne à entendre par là que Dieu est devenu comme muet et n'a plus rien à dire, parce que ce qu'il disait auparavant en partie par les prophètes, il l'a dit totalement en donnant son Fils qui est toute sa Parole. En conséquence celui qui maintenant voudrait interroger Dieu ou qui demanderait soit une vision, soit une révélation, non seulement commettrait une absurdité, mais ferait injure à Dieu, parce qu’il cesserait de fixer les yeux sur le Christ et voudrait quelque chose d’autre ou de nouveau ” (3).
“ Notre Dieu ” évoque les identités collectives qui se sont projetées sur cette expression. L'histoire est remplie de violences opérées au nom de “ notre Dieu ”. “ Catholique et français toujours ”, disait le vieux cantique ; “ Gott mit uns ” figurait sur le ceinturon des soldats nazis ; “ la grécitude, c'est l'orthodoxie ”, déclarait il y quelques années le parlement grec ; “ In God we trust ” proclame le roi dollar ! Les pouvoirs ont toujours cherché dans l'identité du dieu local la justification à leur paranoïa.
Enfin, l'expression de la prière enseignée par le Christ n'est pas “ mon Père ”, mais “ notre Père ”. Au moment où est affirmé que la relation à Dieu, c'est la conscience d'être fils, la prière interdit une aristocratie de la filiation qui séparerait les “ élus ” des autres. L'attitude spirituelle juste, évitant l'écueil idolâtre, réside dans l'affirmation conjointe de la filiation et de la fraternité universelles. Affirmer l'une sans l'autre conduit à deux impasses : celle qui tente de réaliser la fraternité universelle en faisant l’impasse sur la filiation, et celle qui cherche à fuir les remous du siècle pour vivre une recherche spirituelle.
Le message pascal que le Christ transmet à Marie-Madeleine est lumineux : “ Va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ” (Jean 20,17). Il n'est plus possible d'isoler “ mon Dieu ” de “ notre Père ”. C’est ce que recommande le Christ à tous les « pratiquants » des religions : « Quand tu présentes ton offrande l’autel, si là tu te souviens d’un grief que ton frère a contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère » (Matthieu 5, 23-24) En christianisme une voie spirituelle qui prétendrait faire l’économie de l’engagement concret dans la fraternité universelle des fils d’un même Père apparaît comme une illusion.
Bernard Ginisty
1. Maître Eckhart, Sermons, tome II, éditions du Seuil, 1978, p. 148.
2. Maître Eckhart, Sermons, tome I, éditions du Seuil, 1974, p. 122.
3. Jean de la Croix, La montée au Carmel, Livre 2, chapitre 22 in Œuvres complètes, éditions du Cerf, 1990, p. 735.