La gratuité fondatrice
Dans la lettre à l’une de correspondantes, le poète Rainer Maria Rilke écrivait ceci : « ma production littéraire provient de l’admiration la plus immédiate de la vie, d’un étonnement quotidien, inépuisable devant elle » (1). Socrate disait déjà que la philosophie naissait de « l’étonnement », c’est-à-dire qu’elle est le contraire d’une attitude blasée. L’esprit vit du refus de l’enfermement dans de prétendus savoirs qui nous dispenseraient d’accueillir le monde et les autres dans leur fraîcheur. Il est vrai que l’air du temps n’incite pas à cette aventure de la rencontre qui, avant de juger, accepte la générosité de l’accueil. Trop d’experts voudraient nous convaincre que tout se répète pour nous dispenser de prendre le risque de regarder le monde avec des yeux neufs.
La monétarisation généralisée de nos sociétés conduit à gérer nos vies comme une marchandise. Principe de précaution, assurances en tout genre, judiciarisation croissante de la vie collective : tout nous pousse à ne rien risquer, mais à tout compter. La gratuité infinie de la vie et le risque de la générosité deviennent hétérodoxes dans ces comptabilités rationnelles que seraient devenues nos vies. Parfois même, une certaine éducation religieuse a encouragé des comptabilités de mérites ou de sacrifices jusqu’à faire de la vie spirituelle une variété de maquignonnage !
Accueillir cette gratuité fondatrice au milieu des foires aux marchandises et des foires d’empoigne qui occupent les medias, c’est reconnaître que chaque être humain peut commencer, initier, créer. Seule cette capacité de création, cette générosité du don peuvent éviter que nos institutions ne sombrent dans la sclérose et nos relations dans l’insignifiance. Nous avons tous à être « original », c’est-à-dire à nous tenir dans l’origine, dans ce lieu totalement improbable de notre naissance. Ce fait de naître, nous tentons le plus souvent de le conjurer à coup de savoir, d’avoir et de pouvoir. Face à ce qui est donné inconditionnellement, nous répondons en nous précipitant pour garder, conserver et accumuler jalousement ce qui est donné chaque matin.
Toute vie spirituelle passe par une déprise, c’est-à-dire par l’initiative d’un être humain refusant de se résigner à ce qu’on voudrait lui présenter comme un destin. La hiérarchie évangélique exprimée par le Magnificat affirme que le plus humble geste de gratuité et de don est un commencement de l’humain irréductible à nos savoirs, nos ordres ou nos sarcasmes.
Le philosophe suisse, handicapé de naissance, Alexandre Jollien, nous indique le chemin de ce qu’il appelle « le sacré métier d’homme » : « Je dois me battre contre l’esprit de pesanteur. Cette gangrène intérieure voudrait suivre des modèles, se cramponner aux fausses certitudes, prétendre tout maîtriser pour éviter la crainte qu’inspire cet éternel combat. Sacré métier d’homme, je dois être capable de combattre joyeusement sans jamais perdre de vue ma vulnérabilité ni l’extrême précarité de ma condition. Je dois inventer chacun de mes pas et, fort de ma faiblesse, tout mettre en œuvre pour trouver les ressources d’une lutte qui, je le pressens bien, me dépasse sans toutefois m’anéantir. (…) Le métier d’homme, sujet grave, austère parfois, réclame donc un engagement constant, une légèreté qui veut jeter un regard neuf sur le monde » (2).
Bernard Ginisty
1.- Rainer Maria RILKE (1875-1926), Correspondance, éditions du Seuil, 1976, p. 469.
2.- Alexandre JOLLIEN, Le métier d’homme, éditions du Seuil, 2002, p. 90-91.