Un vieux débat : parle-t-on des hommes « tels qu’ils sont ou tels qu’ils devraient être » ?
Simples remarques sur l’article de Robert Kaufmann, Un regard intelligent à focale variable ?
Cette réponse relance le vieux débat corneillo-racinien : parle-t-on des hommes « tels qu’ils sont ou tels qu’ils devraient être » ?
Je constate, comme l’auteur, que l’égalité n’est pas une évidence a priori (je suivrais volontiers, sur ce point, l’argumentation de Marc Delîle). Qu’elle soit un idéal d’humanisation vers lequel tendre, plutôt qu’un « moteur » de l’humanité, me semblerait une expression plus juste. Cet idéal, on le retrouverait aussi bien dans l’Évangile que chez certains socialistes. Pour cela, il est indispensable que cette égalité s’exprime d’abord dans le droit, brisant classes, castes, ethnies, genres… toutes ces inventions humaines pour soumettre une partie de la population à une autre.
Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi une volonté commune pour mener cette entreprise. Et ce n’est pas encore gagné. Pensons à l’Inde, la « plus grande démocratie du monde » [Rapport du groupe d’amitié n° 57 au Sénat, janvier 2005] : malgré l’immense effort de Gandhi et d’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques hindous, malgré les progrès spectaculaire de l’économie, le système des castes – pourtant interdit par les articles 15 et 16 de la Constitution indienne – écrase encore la société du sous-continent.
La notion de bonheur évoquée par Robert Kaufmann est d’autant plus ambiguë qu’elle est éminemment subjective entre l’être et l’avoir, entre la convoitise ou l’ambition insatiables et le « non-désir ». Quel point commun entre Épicure (le vrai) ou le Mahatma Gandhi et M. Trump ? Notre société « mondiale » offre-t-elle actuellement à tous la paix et la sécurité, qui en sont des composants fondamentaux ? De fait, le bonheur reste toujours « une idée neuve en Europe », comme le disait Saint-Just en mars 1794, en Europe et ailleurs…
Il existe un certain consensus pour voir dans le travail non seulement un moyen « honnête » de gagner sa vie et celle des siens, mais aussi d’accéder à la dignité d’un être utile à lui-même et aux autres. Que l’on pense à la mauvaise réputation, dans certaines officines politiques, de ceux qui ne travaillent pas, comme s’ils avaient choisi cet état. Si le travail est un devoir, il devrait être également un droit réel. Reste à trouver une forme juste qui ne réduise pas le travailleur à un sort misérable, sinon où se cantonnera sa dignité ?
Il m’est toujours apparu que ce qui condamne aussi bien le communisme que le capitalisme à un échec social, c’est de mépriser la notion de ce que l’on pourrait appeler le « péché originel ». Le communisme serait parfait si l’homme était naturellement bon et généreux, prêt à se sacrifier pour le bien commun, afin que chacun ait selon ses besoins, sans le stimulus du seul profit, prêt à mettre toute son énergie pour que la société progresse ensemble. L’expérience a montré que ça ne marche pas aussi facilement, et que l’aiguillon auquel recourent les régimes politiques s‘y ralliant est la contrainte et l’amenuisement des libertés individuelles.
Le libéralisme est censé favoriser la libre entreprise (la liberté primant sur l’égalité). Ce serait vrai si l’homme était bon, généreux, honnête, respectueux des autres… alors que, là encore, l’expérience prouve que les forts écrasent les faibles et que la concentration du pouvoir et de l’avoir, l’un portant l’autre, atteint des niveaux indécents au détriment de la majorité de citoyens, y compris des petits « entrepreneurs ».
Thomas More († 1535 = cinq siècles) n’a pas été exécuté pour son Utopia, (parue en 1516), mais parce qu’il n’approuvait pas le remariage du roi Henri VIII avec Anne Boleyn, et surtout que, chancelier du royaume, il refusait de prêter serment à l’Acte de Suprématie de 1534, déniant par là au roi d’être le chef légitime de l’Église d’Angleterre.
R. Kaufmann a raison de souligner le paradoxe d’une opinion publique s’indignant de forts revenus de chefs d’entreprise « gagneurs », alors qu’elle supporte les gains faramineux d’amuseurs (sportifs ou artistes), aussi talentueux soient-ils. En fait les deux peuvent être scandaleux. Si le revenu d’une personne devait être proportionnel (et en l’occurrence on se situe bien au delà du proportionnel) à son utilité publique, que ne devrait gagner un chef d’État qui réussirait à sortir le pays du marasme économique et social dans lequel celui-ci se trouve ? Quel devrait être le dépassement d’honoraires du chirurgien qui sauve la vie d’un riche cardiaque condamné à court terme ? Des cardiaques pauvres ?
La question n’est donc pas la « détestation post-soixante-huitarde des acquis au mérite », c’est la disproportion entre ce « mérite » et les acquis en question, et plus encore les circonstances dans lesquelles ils sont obtenus. Augmenter le salaire d’un dirigeant alors que son entreprise met des ouvriers au chômage est viscéralement inadmissible, surtout pour les susdits chômeurs. NB. : Je ne suis pas sûr que se référer à Loïk Le Floch-Prigent, qui traîne quelques casseroles, soit une caution d’honorabilité pour la thèse que l’on défend.
Quant à la triste situation de l’Éducation nationale en France, c’est un sujet trop grave pour l’écarter en six lignes ; et surtout il faudrait analyser le rôle joué par une fausse conception de l’égalité des élèves, tranchant en faveur de la médiocrité au lieu de promouvoir tous ceux qui le peuvent à l’excellence, et aider les autres à s’en approcher, ce qu’on appelait jadis la méritocratie républicaine.
La régulation (?) par le marché vous satisfait-elle vraiment ? Croyez vous qu’elle fasse avancer, je ne dis pas l’égalité entre les citoyens, mais simplement un embryon de justice sociale ? « Et pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est maître sans limitation ni mesure », constatait Charles Péguy en 1914 déjà. L’ISF n’est pas abusive en soi. La solidarité n’est pas un mal absolu. Il serait plus judicieux de la part des gouvernants de mieux assurer l’assiette de cet impôt, et de façon plus juste. Exemple : sera-t-il plus « démocratique » de ne le faire reposer que sur les biens fonciers, même lorsqu’ils ne sont pas de rapport, et donc pas, à proprement parler, une rente ? Il serait peut-être plus pertinent de taxer les plus-values niches de spéculation.
On veut épargner (sans jeu de mots) les actionnaires sous prétexte qu’ils pourraient être des « investisseurs », quoiqu’ils puissent se contenter de « placer » leur argent, et pas forcément dans des entreprises créatrices d’emplois. L’argument, malheureusement probable, de la fuite des capitaux lorsqu’ils sont taxés (Cf. le « mur d’argent », dénoncé par Édouard Herriot en 1924) n’est pas à l’honneur des… « capitalistes ». Leur aveuglement actuel n’est pas sans rappeler le refus arrogant des courtisans et des nobles, en 1788, de rogner sur leurs « privilèges », c’est-à-dire sur des droits réservés à une minorité de la population et inaccessibles à la majorité. Cela a coûté cher à une partie d’entre eux. Avant le retour, il est vrai, d’autres privilèges pour d’autres minoritaires… Faudrait-il en passer par une révolution brutale ? L’ennui, c’est que la guillotine raccourcit (donc égalise), mais sans discernement ni limite.
Je vous le disais : « L’homme n’est pas bon naturellement » !
Bon ! Avoir de l’argent, ça permettrait, entre autres, de fonder des musées (à la gloire de qui ?), des hôpitaux (là, un bon point), dans certains pays des universités (au profit de qui ?)… Je m’attarderai davantage sur l’Église qui aurait pu (dû ?) brader des cathédrales pour distribuer quelques plats de lentilles. Quel est l’objet premier des bâtiments religieux ? Dire la gloire de Dieu ? C’est alors indiscutable. Non de préparer de beaux paysages pour les touristes des millénaires suivants. Or si on relit l’Évangile (Mt 25,35-40), on a l’impression que secourir les pauvres, nourrir les affamés, vêtir ceux qui sont nus, etc. est un devoir absolu, immédiat quand on peut le faire, et qui n’est pas facultatif. Quand les princes de l’Église avaient des revenus 2.000 fois supérieurs à celui d’un manouvrier, cela posait effectivement un problème de « justice évangélique ». L’archevêque de Strasbourg au XVIIIe siècle touchait plus de 300.000 livres par an, qui lui servaient plus à embellir son palais (au demeurant fort beau) qu’à pallier la pauvreté de ses sujets (il est jusqu’à la Révolution prince-évêque). La construction de Saint-Pierre de Rome, et le détournement de la vente des indulgences pour en payer les frais, n’a pas été pour rien dans la Révolution protestante. Or cet édifice ajoute-t-il quoi que ce soit à la gloire de Dieu, qu’on pourrait découvrir dans un simple « lys des champs » (Mt 6, 28-29) ?
La fin du texte de R. Kaufmann est complexe et soulève des problèmes multiples, ne serait-ce que sur la notion de ce qui est « juste ». La question vitale est-elle vraiment de choisir droite ou gauche, sans savoir ce qu’on leur demande et ce qu’elles peuvent offrir ? Je redis souvent à mes amis de gauche les arguments utilisés par R. Kaufmann pour magnifier la droite. En fait, l’acteur principal des progrès énoncés, Charles de Gaulle, ne se voulait ni de droite ni de gauche (déjà !) ; et j’ajoute, pour faire bon poids, que la guerre d’Algérie a été entamée par une coalition autour de la SFIO et du PRS. Mais R. Kaufmann paraît un peu injuste envers les apports de la gauche au mieux-être des Français, disons depuis au moins le Front populaire (1936), et même 1881 (l’école), et 1905 (la séparation des Églises et de l’État) …
Merci donc pour un texte qui suscite la discussion, au meilleur sens du terme. Allons-y.
Jean-Baptiste Désert