Liberté politique, Égalité des droits, Inégalité sociale : cherchez l'intrus
En cette aube du 5 août – heureuse coïncidence ! – une nouvelle contribution au débat actuellement ouvert sur notre blog, Nuit du 4 août ou nuit du 4 août à l'envers ?, qui fait écho à l'article de Marc Delïle, De l'Égalité
Qu’on serait tenté avec Babeuf de se convaincre que l’égalité est « le premier vœu de la nature, le premier besoin de l'homme, et le principal nœud de toute association légitime » ! Le grand mérite de l’article de Marc Delîle, qui inscrit très exactement l’aspiration égalitaire dans le champ des limites, des contraintes et des contradictions au sein duquel elle se positionne et où elle rencontre les forces qui lui sont contraires, est de ramener la vision idéale du babouvisme au seul fondement où elle trouve une raison de prospérer : l’égalité, pour ses défenseurs, peut se revendiquer comme « le nœud de toute association légitime ».
Pour autant que cette légitimité soit associée à la forme démocratique du gouvernement. Or sur le lien entre cette légitimité et les exigences sur lesquelles repose la démocratie, les débats contradictoires entre les « progressistes » et les « conservateurs » – la distinction retenue par Marc Delîle évite d’avoir à user de référents idéologiques devenus aussi vagues ou aussi ambigus, voire aussi carrément dévoyés, que « socialiste » ou « libéral » – peuvent se poursuivre sans fin : l’article démontre que l’histoire à l’échelle des millénaires, les conceptions philosophiques opposées de la liberté politique, l’économie et les diktats qu’on lui prête, l’organisation sociale et la condition faite à chacun dans celle-ci, notamment par la combinaison de l’inné (en tant qu’« injustice biologique ») et de l’acquis (résultante principale de l’éducation) sont à même de produire inépuisablement, ainsi qu’elles l’ont toujours fait, des argumentaires que leurs inventeurs tiendront invariablement pour invincibles.
Qu’on se souvienne à cet égard de ce que les Constituants de 1789, après avoir proclamé l’universalité des droits humains et l’égalité politique entre les citoyens furent saisis d’une grande inquiétude qui parcourut les rangs de la majorité de leur assemblée révolutionnaire, et qui se résume en ces termes : et si, pour avoir déclaré l’égalité des droits entre tous, nous avions suggéré au peuple d’imaginer et de revendiquer l’égalité des patrimoines ?
Des débats contradictoires sans fin ? Sauf que … Si l’on convient d’en juger à l’aune de l’exigence démocratique, la concurrence des discours s’arrête devant une réalité qui fait interpellation décisive pour les acteurs de la controverse. Une réalité que le ménagement de la place qui revient au doute, réduit à l’expression plus modeste d’un questionnement : si la démocratie n’existe que par l’égalité des droits entre les citoyens par rapport à leur participation à la vie publique, des droits identiques sont-ils susceptibles d’être exercés par les premières fortunes du pays et par les Smicards ou les Rmistes ? Par l’héritière richissime d’une multinationale ultra florissante et par le « travailleur pauvre » qui dort dans sa voiture hors d’âge, par la caissière d’un hypermarché en temps partiel contraint et en charge d’une famille monoparentale ? La démocratie ne résiste-t-elle pas si peu à ces extrêmes dans l’inégalité – qui cessent au demeurant d’être extrêmes de par leur généralité et leur banalité – qu’il ne faille en conclure que la nation elle-même en perd toute réalité ?
L’article de Marc Delîle pointe l’impact que l’émulation par le classement et l’esprit de compétition ont sur la restauration de l’acceptation des inégalités. Pour les sports professionnels, au-delà de la logique compétitive qui distingue le sport de l’exercice physique, on a sans doute principalement affaire, sous couvert de « divertissement populaire », à leur absorption dans l’emballement continu des marchandisations. Pour l’éducation, l’enjeu est celui qui vaut partout, et bien sûr en priorité dans les entreprises, où il est jugé utile et profitable de façonner les esprits au culte de la performance. Le défi est bien de parvenir à résister à une propagande systémique pas moins totalitaire dans sa nature foncière que celles qui l’ont précédée dans d’autres intimations à l’obéissance et à l’adhésion collectives. Le marché est ainsi enseigné comme une religion, et la formation (ou le formatage) des cerveaux vise à abolir toute capacité de jugement critique et d’objection vis-à-vis de la rationalité sans partage qui est attribuée à la concurrence « libre et non faussée » – double mensonge en ce que la concurrence produit plus que sa part de sélections absurdes et néfastes, et en ce que ses « opérateurs » s’ingénient à ce que celle-ci soit faussée, la compulsion à l’hyper profitabilité prévalant en l’espèce.
C’est bien le capitalisme qui aujourd’hui génère le plus puissamment l’inégalité. Une société dont l’économie, au sens le plus large du terme, est configurée sur la recherche du profit pourrait-elle être égalitaire ? La nôtre – et les sociétés modernes et dites avancées autour de nous – n’est même plus seulement ajustée sur la formation de profits (censés créer les emplois et alimenter les investissements), mais s’est assujettie à l’obsession de l’enrichissement maximum dont sont possédées ses catégories dominantes comme un malade peut l’être par son addiction.
Rémunérations de dirigeants d’entreprises que leur niveau sidérant d’élévation déconnecte de toute référence à une rationalité de compétence ou de mérite, soumission des salariés au règne de plus en plus absolu et coercitif de l’évaluation avec ses corollaires que sont le harcèlement et la précarisation, substitution du « client » à l’usager dans ce qui reste de services publics et jusqu’à l’hôpital, montant des transferts et des salaires de footballeurs mercenaires, sans préjudice bien entendu des évasions fiscales, blanchiments en tous genres, prévarications et faits de corruption qui n’émeuvent le plus souvent qu’une minorité parmi les citoyens… Et par-dessus tout, le refus de l’impôt affiché ouvertement par les plus riches, et en tout premier lieu de toute contribution publique progressive, la véritable haine qu’ils expriment, en l’assumant, à l’encontre de l’idée même de redistribution et, à peu de choses près tout autant, de toute forme de solidarité – au moins dès lors que celle-ci se distingue de la charité – au sens des bonnes œuvres. Énumération en vrac des symptômes qui décrivent et identifient une société malade de l’argent : « … l'argent qui corrompt, l'argent qui achète, l'argent qui écrase, l'argent qui tue, l'argent qui ruine, et l'argent qui pourrit jusqu'à la conscience des hommes ».
Faute de se mettre à relire dans son intégralité le – très beau – discours d’Epinay, il est bon de s’arrêter au rappel que nous offre Marc Delîle de la pensée de Bossuet (présente également dans l’enseignement rabbinique) énonçant « que la richesse ne se justifiait que si elle portait secours aux pauvres » : appliqué à la lettre (et sans mettre aucune ironie dans cette remarque), ce principe, vu la multitude des pauvres concernés, conduit à l’extinction, sinon du paupérisme, du moins de la classe riche.
En lui-même, ce rappel contient une très utile réfutation de la doxa dite néolibérale qui par la plume et la voix de ses savants économistes à l’infaillibilité autoproclamée, et avec le concours de toute la phalange des essayistes, éditorialistes et autres chroniqueurs qui serinent les dogmes de l’économie « officielle » dans pratiquement tous les médias, apporte aux « mauvais riches » la caution sans laquelle ceux-ci seraient peut-être un peu gênés aux entournures d’exposer un égoïsme social à ce point outré. Et sans laquelle, il semblerait passablement archaïque, très « XIXe siècle », et à tout le moins très expressif d’une appartenance à la bourgeoisie la plus indurée, de faire de l’inégalité bien ancrée et croissante, de la précarité et de la pauvreté, et finalement de l’extension de la misère, les critères distinctifs d’une économie conformée dans le bon moule et roulant sur les bons rails vers les progrès de la compétitivité.
Retenons aussi, pour conclure sur une note optimiste, qu’au détour d’un paragraphe, Marc Delîle en citant le « personnalisme communautaire », rappelle qu’il existe un contre-projet au système de l’argent-roi et de la tyrannie du profit. Pour revenir sans l’avoir prévu à ce texte, un peu comme on mentionne une coïncidence qui vient à propos, ne peut-on pas trouver dans la citation qui est faite d’Emmanuel Mounier et de sa pensée au début du discours d’Epinay, un indice de ce que la mise en place qui se dessine déjà fortement d’une économie sociale et solidaire, non seulement s’accorde à la vision personnaliste, mais est de nature à réunir dans la même résolution humaniste, et donc égalitaire, ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas ?
Didier LEVY