Égalité ou justice ?
Robert Kaufmann le sait bien, nous sommes souvent en désaccord, mais aujourd'hui, je vais aller en partie dans son sens.
Pour les désaccords, je rappellerai d'abord que je ne partage pas sa vision « économiste » de la vie en société, à savoir le point de vue selon lequel l'économie régirait l'ensemble de la vie d'une société, je simplifie un peu, mais les penseurs dont il se réclame comme certains dont il ne se réclame pas (je pense à Marx) sont souvent dans cette approche : l'économie est l'alpha et l'oméga d'une société. Je pose simplement la question à titre d'exemple : que nous dit l'économie sur la famille, que nous dit-elle sur la nation, que nous dit-elle sur le « vivre ensemble » selon une formule d'actualité ? Plus philosophiquement - pardon pour le quasi hors sujet – est-ce le but de l'histoire de l'humanité ?
Deuxième désaccord, celui-là sur l'évolution des idées : nous ne sommes plus en 1917, et l'appel à la peur du communisme n'est plus trop d'actualité. Quelle est aujourd'hui l'image du capitalisme le plus violent et le plus sauvage ? La Chine « communiste » semble en première place dans ce concours...L'opposition communisme / capitalisme semble avoir du plomb dans l'aile, remplacée progressivement par l'opposition productivisme / développement soutenable. Là-dessus, je serais tenté de dire à Robert Kaufmann : et si on ouvrait les yeux sur le monde !...
Et c'est l'autre idée qui fait son chemin : produire des richesses, peut-être, mais au détriment de l'avenir de nos petits-enfants et accessoirement de la dégradation de la vie sur terre (de la négation de la Création qui nous a été confiée), est-ce bien raisonnable ? Peut-être faudrait-il s'entendre sur le terme de « richesse » : n'est-elle que matérielle (et beaucoup d'économistes le pensent malheureusement) ou ne faudrait-il pas revenir sur la notion plus biblique de prospérité ? On aurait peut-être une chance de sortir d’une vue étroitement économiste.
J'en viens à mon point d'accord quand il répond à Lévy sur « l'égalité, principe même de la démocratie ». Je pense que cette affirmation, peut-être enracinée dans le deuxième de nos principes républicains, est surinterprétée en France beaucoup plus qu'ailleurs. Je sais, « Les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droit », mais, le diable se nichant dans les détails, tout est dans la fin de la phrase.
J'en reviens à la Bible (après tout, nous sommes sur un site d'inspiration chrétienne...pas besoin de faire appel à John Rawls), ce mot d'égalité n’y apparaît nulle part, pas plus que celui d'inégalité. Quel est le mot qui prévaut dans le même ordre d'idée : justice, et secondairement injustice. On me dira : « le texte biblique est daté : réécrit aujourd'hui, on aurait écrit égalité ». Soit, prenons un texte d'actualité, l'encyclique « Laudate si » du pape François, où le thème des inégalités planétaires est omniprésent. François ne prononce jamais le mot « égalité », 6 fois le mot « inégalité »(les inégalités criantes, atteintes à la dignité humaine, sont de véritables injustices), 6 fois le mot « injustice » et...15 fois le mot « justice ».
Pourquoi la tradition judéo-chrétienne retient-elle ce mot de justice et pas celui d'égalité ? Nous ferions bien de creuser la question plutôt que de suivre aveuglément nos contemporains qui, à force de crier sur les toits « égalité, égalité » ne savent plus quel sens donner à cette revendication. On l'a vu dans les dérives sur l'adaptation de la grammaire à l'égalité homme-femme (un détail, mais significatif quand même), on le voit dans les dérives d'un certain féminisme (revendiquer l'utérus artificiel pour être à « égalité » avec les hommes), on le voit sur la soi-disant égalité homme– animaux (cf. l'intégrisme des végan), à quand l'égalité entre hommes et robots ? La marche vers plus d'égalité devient le refus des différences, à l'opposé exact de la vision de la Création selon la Genèse.
Plutôt que de revendiquer l'égalité, principe même de la démocratie, ne ferions-nous pas mieux de rester le sel de la terre, en promouvant la justice, principe et but ultime du Royaume ?
Pierre Locher