Precaria et autres : nommer la prière
Un dessin célèbre de l’infortuné humoriste Cabu. Nous sommes dans la mouvance de Mai 68. Des religieuses ont été gagnées par la contestation. En cornette et le poing dressé sur une barricade de pavés, elles ont déployé une banderole : Halte aux cadences infernales, non à l’adoration perpétuelle.
Demande surtout, action de grâce parfois, adoration moins spontanément, ces trois finalités de la prière ont une histoire dont l’origine des termes qui les évoquent nous permet de donner une approche.
Le mot prière dérive de l’adjectif latin precaria, qui a subsisté également sous sa forme plus savante de précaire, car ce qui dépend d’une prière reste soumis à une volonté imprévisible. Il se rattache évidemment au même radical que le verbe prier, dérivé du verbe latin classique precari, devenu precare en latin médiéval, pregar en occitan, qui signifie demander, souhaiter. Il a mis du temps à supplanter la forme issue du latin orare, « orer », qu’il a achevée vers le XV° siècle, mais qu’il a laissé subsister dans ses dérives oraison, oratoire, Oradour dans sa forme occitane de sinistre mémoire.
Nous référant à l’incontournable Vocabulaire des Institutions indo-européennes d’Emile Benveniste, nous y apprenons que le radical prek-, incarné surtout dans le pluriel preces, désigne en latin « une demande orale, adressée à une autorité supérieure, et qui ne comporte pas d’autre moyen que la parole ». On y reconnaîtra le radical de l’allemand Frage, question.
Cependant le latin l’oppose à un autre radical, celui du verbe quaerere, forme d’instistance quaesere ; ses dérivés quaestio, quaestus, quaestor ; et son ambigu rejeton question qui s’étend jusqu’à la recherche de l’aveu par la torture. Dans une formule comme celle que rapporte Caton dans le processus de purification d’un champ : « Mars pater, te precor quaesoque… » le second terme « indique qu’on essaye non de savoir ou d’obtenir par demande orale, mais de se procurer par un moyen matériel approprié » ce qu’on recherche, incluant en l’espèce le sacrifice. Commentant la présence d’un élément signifiant « faire » dans bon nombre de désignations indo-européennes du sacrifice, Emile Benveniste écrit : « Partout « sacrifier » est présenté comme « faire » […]. Mais toute action religieuse s’accompagne d’une « prière ». Ce sont les deux moitiés du rite complet, les deux moyens d’accéder au monde divin ».
Il ne semble pas possible, comme le croyaient certains linguistes latins, de faire du verbe orare le dérivé du mot qui signifie « bouche » (os, oris), d’où nous avons tiré l’adjectif oral. Le rapprochement avec d’autres langues indo-européennes reste très incertain (le Dictionnaire étymologique de la langue latine d’Alfred Ernout et Antoine Meillet évoque un possible rapport avec le grec arneîsthai, nier, refuser). A l’intérieur du latin, le mot a le sens de « prononcer une formule rituelle, une prière, un plaidoyer ». De cette double polarité juridique et religieuse dérivent d’une part orator (à l’origine ambassadeur, puis celui qui plaide une cause), oratio, discours construit (par opposition à sermo, le langage spontané), peroratio, péroraison, la conclusion du discours ; et d’autre part oraculum, adorare, exorare (chercher à fléchir par des prières celui qu’on exhorte à ne pas se montrer inexorable).
Une forme intense de la prière est la supplication. Supplicare dérive de l’adjectif supplex, suppliant, où on distingue les éléments de la particule sub (sous) et le radical plek- du latin post-classique plicare, dont ont été tirés l’occitan plegar et le français ployer ou plier. Il décrit l’attitude de celui qui se prosterne aux pieds de l’humain ou du dieu à qui il réclame une grâce. Celui-ci peut exiger en échange une offrande, un gage, lui imposer une peine plus ou moins rude qui fera son supplice.
Après avoir noté qu’ « on ne trouve pour « prière » que peu de mots communs à plusieurs langues » en indo-européen, Emile Benveniste énumère quelques ensembles de même origine depuis l’indo-iranien jusqu’au germanique qu’il serait trop technique de passer en revue ici. On continuera donc de se limiter aux langues classiques, source
culturelle de nos langues occidentales modernes.
Le grec possède pour désigner l’acte de prier trois ensembles de termes qu’on peut rapporter respectivement aux verbes líssesthai, hiketeúein, eúkhesthai. Du premier nous avons tiré « litanie », mais non « liturgie », contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, qui provient, au risque d’irriter les mânes d’Emile Combes, de l’ensemble laós, laïkós (dans le sens de charge publique impliquant à l’origine un rite religieux). Les litaí (le mot est plus souvent employé au pluriel) ont été personnifiées en filles de Zeus venant au secours des humains qui les implorent pour réparer une faute commise envers les dieux et l’ordre qu’ils garantissent. De ce radical le latin a tiré le verbe litare, qui définit le sacrifice agréé par les dieux.
Le second est parallèle pour le sens (mais non pour l’étymologie) à l’ensemble latin marquant la supplication. Il dérive du radical du verbe híkein, atteindre, et désigne le geste par lequel le suppliant touche les genoux de la personne qu’il veut fléchir, et métaphoriquement ceux du dieu qu’il « implore », quand il mêle sa requête de pleurs pour mieux l’attendrir.
Le Nouveau Testament utilise soit des termes spécialisés dans les différentes finalités de la prière (demander, remercier, exalter…), soit le plus souvent, pour désigner la notion de manière globale, le verbe eúkhesthai ou son composé proseúkhesthai. Ce terme est de même origine que le latin vovere, source du français vouer et des mots de même famille vœu, dévotion, qui donne à l’acte démocratique par excellence, le vote, il est vrai un peu démodé de nos jours, une source pleinement religieuse. Au terme d’une démonstration minutieuse qui laisse sans réplique, Emile Benveniste conclut , en s’opposant à la constante pratique des traducteurs : « Le sens religieux de eúkhomai est donc : prononcer un engagement vis à vis de la divinité, engagement qu’on espère payé par une faveur. Rien n’autorise à traduire « prier » : cette traduction ne convient ni à l’ensemble des emplois ni même à un exemple particulier ». Le linguiste ne précise pas si son affirmation englobe le grec des temps évangéliques, ou si le sens du mot a évolué à la période hellénistique pour se rapprocher de celui que nous donnons à « prier ». Nous ne sommes pas armés pour en trancher.
Pour dénommer l’acte de prier, l’ensemble des langues romanes n’est pas plus unifié que celui des langues indo-européennes. Le roumain a conservé dans le verbe ruga le latin rogare, demander ; l’ensemble ibérique le verbe recitare dans l’espagnol et portugais rezar ; l’italien et l’ensemble gallo-roman, incluant le catalan, les dérivés de precari/precare.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le sens mondain du mot que nous trouvons par exemple dans l’expression « prière d’insérer » ne résulte pas d’un affaiblissement du sens religieux. Si l’on en croit le Dictionnaire étymologique de la langue française d’Alain Rey, la première mention écrite connue du mot date de 1138, et, sous la forme preiere, de 1120. Le mot « est issu du bas latin mérovingien precaria, « charte de supplication », « supplique » (658), substantivation de charta precaria ».
Alain Barthélemy-Vigouroux