Vivre la « grâce de la crise » pour échapper à la décadence
Dans son dernier ouvrage intitulé Brève apologie pour un moment catholique, le philosophe Jean-Luc Marion affirme « Il se pourrait que, contre toute attente et toutes les prédictions des sages, des experts et des élites supposées, nous allions au devant d’un extraordinaire moment catholique de la société française »1. Une telle proclamation peut susciter de légitimes interrogations sur les dangers d’un néo cléricalisme. Or ce n’est pas le propos de l’auteur : « Que signifierait pour l’Église de réussir ? Établir un royaume chrétien sur terre, (…) intégrer dans une symphonie l’ordre spirituel et l’ordre naturel ? Il suffit de formuler ces mots pour en voir l’inadéquation théologique manifeste, pour devoir y dénoncer des idoles et des blasphèmes. D’ailleurs le Christ lui-même ne parvint pas à réussir en ce sens ; il n’y parvint pas parce qu’il ne le voulut jamais ; bien plus, il dénonçait ce trop humain et ce trop politique rétablissement du royaume d’Israël (Actes 1,6) comme la tentation et le contresens les plus contraires à la proclamation que le Royaume de Dieu est tout proche »2.
Jean-Luc Marion analyse la situation actuelle de nos sociétés occidentales comme celle d’une décadence et non pas d’une crise. « Nous ne vivons pas en France, en Europe, une crise, mais nous endurons notre impuissance à rentrer en crise et à en sortir au prix d’une décision. (…) Il n’y a plus de crise depuis quarante ans, si crise signifie le moment où il devient possible, et donc nécessaire, de sortir par une décision inaugurale de l’impuissance vitrifiée et du conflit sans issue. Nous ne roulons même pas à l’abîme, nous étouffons d’une décadence immobile ». Or, poursuit, Marion, « l’Église se trouve bénéficier encore et toujours de la grâce de rencontrer une véritable crise (…) non pas d’une crise apparente, telle que l’envisage le monde, telle qu’elle ne conduit qu’à l’éternel retour répétitif du pareil, mais d’une crise où nous pouvons nous décider, (…) où il dépend que de nous de répondre à la vocation de fils du Père dans la vie de l’Esprit »3.
Une Église chrétienne reste vivante et évite la décadence par sa capacité de traverser des crises comme des invitations permanentes à se réformer. À l’heure où les fondamentalismes religieux menacent les sociétés, la laïcité qui pose en principe la séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux devient une des conditions majeures du vivre ensemble. Or, note Marion, c’est dans les pays de culture judéo-chrétienne que cette séparation a été affirmée. C’est pourquoi il qualifie d’apostasie « la tentation de s’ériger en église nationale, de se fonder sur un pouvoir politique particulier et non plus sur la promesse universelle (catholique) de Dieu, bref de se dresser contre la séparation des pouvoirs »4.
Attribuer au catholicisme une fonction de pédagogie de l’art de vivre la crise et la laïcité pour ouvrir la société française à l’universel peut paraître très optimiste. Dans un débat avec Jean-Luc Marion publié dans l’OBS, Christine Pedotti, directrice de Témoignage Chrétien et cofondatrice de la Conférence des baptisé-e-s catholiques s’exprime ainsi : « Je suis dubitative sur ce moment catholique que vous discernez. Il me semble davantage appuyé sur une idée de ce que devrait ou pourrait être le catholicisme, que sur l’observation du réel. Je voudrais vous croire mais ce que je vois ne m’y engage pas. J’ai plutôt le triste sentiment que les catholiques français les plus affirmatifs – identitaires – ne cherchent pas à être utiles ou à être “pour”, mais défendent un mode vie particulier, une civilisation contre une autre »5.
Bernard Ginisty
1 – Jean-Luc Marion : Brève apologie pour un moment catholique, éditions Grasset 2017, page 47. Jean-Luc Marion, professeur émérite à la Sorbonne est enseignant actuel à l’Université de Chicago où il a succédé à Paul Ricœur. Il a été élu en 2008 à l’Académie Française au fauteuil du Cardinal Lustiger
2 – Id. page 26
3 – Id. pages 32-34
4 – Id. page 60
5 – Id. page Mais où vont les catholiques. Entretien croisé entre Jean-Luc Marion et Christine Pedotti publié dans l’hebdomadaire L’OBS du 1-7 juin 2017, page74