Au-delà du spectacle médiatique, le travail démocratique
La campagne électorale qui s’achève témoigne de l’usure des institutions de la 5e République. L’élimination des représentants des deux partis de gouvernement au premier tour de scrutin, la suprématie du rapport conflictuel entre ouverture à l’Europe et à la mondialisation et retour à l’identitaire national sur le clivage traditionnel gauche et droite, la focalisation infantile sur la recherche d’un homme providentiel, la perspective d’une abstention et d’un vote blanc importants, tout cela annonce la nécessité d’une mutation profonde des outils institutionnels pour un bon fonctionnement de nos démocraties.
Et cela passe par la critique de la pensée binaire dans lesquelles s’enferme trop souvent la vie politique française. La tentation de diaboliser l’autre, pour extérioriser le mal que l’on porte en soi, constitue le risque majeur de toute politique. La pensée binaire divise le monde en bien et mal, en vrai et faux, en vice et vertu constitue une pensée infantile incapable d’assumer la complexité et l’ambiguïté de l’être humain.
Dans une chronique publiée dans l’hebdomadaire protestant Réforme, Olivier Abel, philosophe spécialiste et ami de Paul Ricœur s'interroge sur la proximité qu’il y aurait entre Emmanuel Macron et le philosophe Paul Ricœur1. Sa réflexion me paraît aller au-delà du choix de tel ou tel candidat. À ses yeux, le point de plus grande proximité lui semble résider dans la fameuse formule d’Emmanuel Macron : En même temps, souvent caricaturée : « Vouloir par exemple en même temps la libération du travail et la protection des plus précaires, cette manière d’introduire une tension soutenable entre deux énoncés apparemment incompatibles, est vraiment très ricoeurienne ».
Certes, cet En même temps a fait aussi les beaux jours des banquets républicains radicaux-socialistes et a conduit la République à l’incapacité d’affronter les crises majeures. Les exemples historiques d’une chambre des députés radical-socialiste, abandonnant en 1940 tous ses pouvoirs au Maréchal Pétain, et celui du parlement de 1958, englué dans l’affaire algérienne, faisant appel à l’homme providentiel de Gaulle sont là pour en témoigner. Mais si cet En même temps est le fruit « d’une sagesse pratique cherchant sans cesse à intégrer la pensée des conséquences au sens de l’initiative », il est l’outil d’un travail de refondation de notre vivre ensemble.
C’est par là que la pensée politique remettra en cause ce qu’Olivier Abel appelle, suite à Paul Ricœur, deux apothéoses : celle du « travail » qui méconnaît « le besoin de parole, de faire cercle autour de toute question, de faire chœur pour s’émerveiller d’habiter ensemble le monde » et celle des « questions économiques qui semblent aujourd’hui, comme dans le marxisme de jadis, la sphère des sphères, la sphère totale ».
Par delà les coups médiatiques et les manipulations en tout genre, nous avons tous à travailler pour accéder à une maturité démocratique que Jean-Vincent Holeindre, professeur à Science Po Paris défini ainsi : « L’incertitude et le goût de l’inachevé sont le prix à payer pour le mouvement et la liberté démocratique. D’où le sentiment que la crise, en démocratie, est un mal récurrent, voire permanent. « Rien n’échoue comme le succès », disait Gilbert Chesterton. Cet aphorisme s’applique bien à nos vieilles démocraties, qui ont triomphé mais souffrent de n’avoir jamais atteint leur but »2.
Bernard Ginisty
1 – Olivier Abel : Macron et Ricœur, in Réforme, 20 avril 2017, page 7
2 – Jean-Vincent Holeindre : Dynamiter ou dynamiser la démocratie ? Revue Sciences Humaines, mai 2009