Le commun pour sortir de la société de marché ?
Cet article a été écrit à la suite de la lecture du livre Commun de Pierre Dardot et Christian Laval, Ed. La découverte 20141. Sauf autre indication, les citations proviennent de ce livre.
Une grande ambition
Les divers travaux sur la notion de commun explorent la possibilité de nous orienter vers un autre avenir que celui de nos sociétés de marché. Dans ces sociétés, le marché outrepasse sa fonction d’organisation des activités productives, car l’argent qui s’insinue dans toutes les relations sociales, contamine toutes les valeurs2 et met en danger nos démocraties gouvernées par l’argent. Rappelons à cet égard la déclaration lucide de François Hollande, alors candidat à l’élection présidentielle le 22 janvier 2012 : « Je vais vous dire qui est mon adversaire, mon véritable adversaire. Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire c’est le monde de la finance ». Ces belles paroles sont restées de belles paroles. Elles n’ont pas entraîné une politique courageuse de régulation de la finance. Bien au contraire3, et le monde de la finance a continué à gouverner pendant le quinquennat qui s’achève en 2017, entraînant en France (comme dans bien d’autres pays) la progression des populismes qui prospèrent parce qu’une partie de la population se sent et se sait abandonnée par l’oligarchie au pouvoir.
Le « commun » est-il susceptible de nous faire échapper à la marchandisation croissante et de rénover nos démocraties grâce à une démocratie participative qui serait un heureux complément de la démocratie représentative ? C’est bien l’ambition affichée par le livre Commun qui a pour sous-titre « Essai sur la révolution au XXIe siècle ».
Quelle est la signification de « commun » ?
Le commun est un principe et non une chose, ou une qualité propre à une chose ou à un ensemble de choses. Un principe est ce qui vient en premier et qui fonde tout le reste. « Le grec archè a le double sens de commencement et de commandement : archè c’est la source dont tout le reste dérive ». Le commun est « le principe d’un nouveau droit destiné à refonder toute l’organisation de la société, et c’est alors le droit de propriété qui doit être radicalement remis en cause ». Le commun politique est radicalement hors propriété parce qu’il n’est pas un « bien » et que seul un bien peut être approprié. S’il peut y avoir des « biens communs », le commun lui n’est pas un bien que l’on pourrait acquérir et dont on pourrait disposer. C’est l’agir commun qui est au principe de tout commun. Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009 que tout le monde cite comme à l’origine d’un renouveau de la notion de commun, a analysé les règles de fonctionnement, les formes institutionnelles, les règles juridiques qui permettent à des populations de gérer « en commun » des ressources partagées en dehors du marché et de l’Etat. C’est ainsi que certains « communs » agricoles en Suisse ou au Japon, ou des systèmes d’irrigation en Espagne ou aux Philippines « montrent que des communautés humaines sont tout à fait capables de mettre au point des règles collectives d’engagement, d’utilisation et de surveillance efficaces et pérennes »4.
Des exemples de « commun »
La revue de la Ligue des Droits de l’Homme5 donne comme exemple Framasoft qui est un réseau français d’éducation populaire consacré principalement au logiciel libre qui n’est la propriété de personne et qui évolue constamment grâce aux améliorations apportées en permanence par les utilisateurs. Autre exemple : le troc des semences abandonnées organisé par une plateforme internet. Cette plateforme axe son projet autour des biens communs naturels fondés sur la biodiversité et le libre partage du vivant. La plateforme compte en 2014 environ 1800 troqueurs et recense 1800 variétés de graines. Wikipedia est un autre exemple. Cette encyclopédie qui a un rayonnement mondial ne fait pas l’objet d’une appropriation. Ni privé, ni public, Wikipedia s’est donnée des règles de fonctionnement, respecte une déontologie et évolue en permanence. Autre exemple donné dans le livre Commun, la remunicipalisation de la gestion de l’eau à Naples qui a donné lieu à la création d’un établissement spécial de droit public (Aqua Bene Comune Napoli) qui prévoit qu’au conseil d’administration il y a des représentants des usagers, des écologistes, des mouvements sociaux et des organisations de salariés. Voilà donc un exemple de démocratie participative qui vient compléter la démocratie représentative.
Le livre de Gaël Giraud, L’illusion financière, paru en 2012, avant donc la publication du livre Commun, plaide aussi pour une société de biens communs. Cela prouve que cette approche n’est pas limitée aux marges de la société mais peut concerner ce qui est au cœur de son fonctionnement, c’est-à-dire la finance. La crise de 2007-2008 a eu des conséquences catastrophiques pour bien des ménages aux Etats-Unis et dans le monde. Faute d’une régulation suffisamment rigoureuse du système financier par les pouvoirs politiques, de nouvelles crises sont devant nous. G. Giraud rappelle que la monnaie a notamment deux qualités, la première est la liquidité qui autorise à acheter n’importe quoi et n’importe quand, la seconde, qui s’identifie au crédit, permet d’emprunter à l’avance sur la foi d’une promesse de richesse ultérieure. Dans une société où les échanges marchands sont la norme, il est essentiel que tout un chacun puisse bénéficier de la liquidité et de l’accès au crédit. Or la dérégulation des marchés financiers depuis les années Thatcher-Reagan a permis « une appropriation privée de la liquidité en Europe ». Autrement dit, certains ont pu échapper et même tirer bénéfice de la crise de 2007-2008, alors que d’autres étaient ruinés à la suite des krachs boursiers. De même, nous dit G. Giraud, « on peut relire la construction européenne comme une vaste tentative pour privatiser l’accès au crédit : d’abord en décidant de l’indépendance de la banque centrale, qui permet de la tenir à l’écart des autorités politiques en charge du bien public ; ensuite en laissant le pouvoir de création monétaire aux banques commerciales. » Pour éviter à l’avenir le retour de crises majeures, c’est « vers une société de biens communs » qu’il faut donc s’orienter en refusant de faire comme si la monnaie était une marchandise6 et en la soumettant à une régulation politique au nom de l’intérêt général. La monnaie n’est pas par nature un bien commun, la monnaie ne peut devenir un commun que par une décision politique.
Parler d’agir commun, c’est parler de l’action de citoyens qui instituent le commun et le prennent en charge dans la durée. Cela amène à refuser aussi bien l’appropriation indue que la bureaucratisation fréquente dans les administrations (aussi bien au niveau des collectivités territoriales que le d’Etat national ou de l’Europe) souvent submergées par une réglementation très lourde et opaque pour le citoyen. Autant dire que le conflit privé-public qui a si longtemps structuré les débats politiques est dépassé.
L’agir commun suppose que les citoyens puissent consacrer une partie de leur temps à la gestion des affaires communes et qu’ils soient, dès l’école, encouragés au dialogue et à la prise de responsabilité.
Et maintenant ?
Le livre Commun est historique et principalement théorique mais il est précieux dans la mesure où il fonde ce qui pourrait être une nouvelle orientation. Sa faiblesse vient de ce qu’il ne peut guère s’appuyer sur des exemples suffisamment convaincants pour justifier son sous-titre « Essai sur la révolution au XXIe siècle », ce qui l’amène à faire des propositions sous la forme d’un vœu : « il faut …». Nous sommes sur un chemin de crête et bien malin celui qui prétendrait connaître l’avenir. Soit le capitalisme financier poursuit sa marche et aggrave des crises de tous ordres, soit nous nous engageons dans l’agir commun en nous appuyant sur toute une série de réalisations originales qui pourraient faire un jour système.
Parmi les nombreuses questions qui mériteraient débat, citons en deux à propos des auteurs du livre Commun. Dans sa recension du livre, Fabrice Flipo écrit : « En héritiers de la tradition marxiste, ils s’engagent essentiellement du point de vue du producteur, et non de celui du consommateur, des finalités, qui se trouvent régulièrement renvoyées au « spiritualisme », à une dimension théologique. Pourtant le spirituel c’est d’abord ce que Hegel appelait la vie de l’esprit, la culture »7. Contestable aussi ce point de vue exprimé par les auteurs de Commun : « Aucune appartenance – l’ethnie, la nation ou l’humanité, etc. – ne peut constituer en elle-même le fondement de l’obligation politique. Il en résulte également que cette obligation n’a aucun caractère sacré ou religieux, ce qui implique que toute source transcendante, toute autorité extérieure à l’activité doivent être récusées. L’obligation politique procède entièrement de l’agir commun, elle tire toute sa force de l’engagement pratique liant tous ceux qui ont élaboré ensemble des règles de leur activité, elle ne vaut que relativement aux coparticipants d’une activité ».
Guy Roustang
- Bien d’autres livres concernant la notion de « commun » seraient cependant à citer. Par exemple : P. M., Voisinages et Communs, éd. L’éclat, 2016 ; de même : Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, sous la direction de Benjamin Coriat, éd. Les liens qui libèrent, 2015.
- Michael J. Sandel. Ce que l’argent ne saurait acheter, Préface de Jean-Pierre Dupuy. Ed. du Seuil. Point, 2014.
- Voir dans l’encyclopédie pour un changement de cap : www.encyclopedie-changement-de-cap.fr, mot de passe ecc, l’article Régulation financière et pantouflage.
- Gaël Giraud, Illusion financière, Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire. Ed. de l’Atelier, sept. 2012, p. 107.
- Ligue des droits de l’Homme, n°176, décembre 2016.
- Karl Polanyi, dans son livre La grande transformation (traduit en français en 1983, éd. Gallimard, préfacé par Louis Dumont), montrait comment la prétention du libéralisme économique à faire comme si le travail, la terre et la monnaie étaient des marchandises, avaient eu cette terrible conséquence : « la société était devenue sur toute la ligne un appendice du marché » page 111.
- Analyse critique réalisée par Fabrice Flipo : Du communisme aux communs, Revue du MAUSS permanente, 21 juin 2014 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/?Du-communisme-aux-communs