Éditorial
Garrigues & Sentiers on the Net
Dossier n°32
« Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu » : tel fut en quelque sorte Le Testament de Charles Péguy. Cette phrase écrite en 1914, quelques mois avant qu’il ne meure à la guerre, relève en effet de ses œuvres posthumes.
Le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a rien perdu de son actualité, même si Dieu est moins présent à l’esprit de nos contemporains qu’il ne l’était il y a un siècle. Tandis que l’argent... « Il ne faut pas dire seulement que dans le monde moderne l’échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu’elle a été anéantie, puisque l’appareil de mesure et d’échange et d’évaluation a envahi toute la valeur qu’il devait servir à mesurer, échanger, évaluer. L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde » : quel éditorialiste, en notre début du XXIe siècle, ne reprendrait mot pour mot cette autre citation de Péguy ?
Cela nous a conduits à ouvrir ce 32e dossier de notre blog sur L’Argent par deux articles consacrés à la notion de valeur qui est au cœur de son argumentation.
- L’un, de M. Delîle, Propos badins sur le juste prix et la valeur de l’argent, est moins anodin que ne le dit son titre car, mine de rien, il invite les consommateurs (et les électeurs) que nous sommes à prendre au sérieux les questions non moins sérieuses qu’il pose.
- L’autre, de Jean Palesi, Prix, valeur, besoins, étudie l’articulation de ces trois termes au fil de l’histoire des Sciences économiques. Et le « dilemme insoluble » que son propos relève dans l’appréhension, variable selon les auteurs, de la notion de valeur, est plus roboratif que décourageant. Car il convainc que les « Sciences Éco » ne peuvent légitimer, comme cela se fait trop souvent, une « pensée unique » ; comme toutes les sciences humaines, elles sont lieu et objet de débat.
Mais si ce dossier traitera surtout d’économie, il y sera aussi question de morale. Car les moralistes n’ont cessé eux aussi de s’intéresser aux valeurs en portant sur l’argent un autre regard que les hommes d’affaires. Auri sacra fames, cette expression de Virgile dénonçant « l’exécrable faim de l‘or » était passée en proverbe chez les Anciens. Et bien des siècles auparavant, le livre de l’Exode avait, comme Péguy, dressé l’Argent face à Dieu en érigeant le Veau d’or au pied du Sinaï au moment même où Moïse y recevait les tables de la Loi.
Cette image peut être éclairante pour la situation, économique et politique, de notre temps. De façon significative, elle est au cœur de la parabole que l’économiste, mais aussi jésuite, Gaël Giraud, a délivrée dans un entretien à Médiapart le 17 mars 2015. Selon lui, en effet, nous sommes semblables aux Hébreux errant dans le désert du Sinaï. Délivrés de l’esclavage du totalitarisme des années trente du siècle dernier, nous avons franchi la mer Rouge lors des « Trente glorieuses » de l’après-guerre et n’avons présentement, comme Moïse et les siens, aucun repère pour trouver le chemin de la terre promise. Du coup certains, tel le Front National, regrettent le temps passé de l’Égypte et de son Pharaon, et d’autres fabriquent le Veau d’or...
La fébrile construction de cette moderne idole passe notamment par l’évasion fiscale qui permet aux entreprises d’engranger des profits en échappant, largement ou totalement, à l’impôt. Deux articles de tonalité volontairement opposée lui sont consacrés :
- L’un, d’Antoine Duprez, Les « Panama papers » ou le scandale de l’évasion fiscale, prend appui sur le livre consacré à la découverte de ces « papiers », qui sont en fait les courriels d’un cabinet d’avocats panaméen, afin de retracer, de façon très éclairante, les pratiques de ce cabinet et celles de ses clients.
- Dans le second, Le scandale de l’évasion fiscale ?, un chef d’entreprise aujourd’hui installé en Italie qui a souhaité rester anonyme plaide que c’était là pour lui l’unique moyen de sauvegarder son entreprise, et donc des emplois menacés par les taux d’imposition en France. Ce qui prouve que la morale, non plus que l’économie, ne peut être une « pensée unique. »
Dans notre Sinaï du XXIe siècle, il en est d’autres cependant qui cherchent à deviner les chemins de la terre qui nous est promise. En témoignent quatre autres articles :
- L’un, d’Antoine Duprez, La prochaine révolution sera numérique, est fait d’extraits d’un entretien de John Doe, l’homme qui a révélé l’existence des « Panama papers » : ce courageux « lanceur d’alerte » y plaide avec conviction que des initiatives comme la sienne peuvent aider à une prise de conscience à échelle planétaire des dérives financières, grâce aux facilités qu’offre Internet pour la diffusion de l’information.
- L’autre, de Philippe Langevin, Le revenu universel est-il une bonne idée ? pèse le pour et le contre de ce dispositif prôné par des économistes de tous bords politiques, sur lequel la campagne électorale présidentielle a attiré l’attention du public, pour conclure qu’à ses yeux « il participe de la marchandisation du monde ». Une fausse bonne idée, donc ?
- Le troisième, de Guy Roustang, Ce que l’argent ne saurait acheter, reprend le titre du best-seller de Michael J. Sandel dont il présente l’analyse implacable de la marchandisation de la société aux Etats-Unis, qui préfigure sans doute ce qui est promis à brève échéance à nos sociétés européennes. Le seul recours pourrait venir de la politique, dont l’essence est de présenter « des argumentations relatives aux conditions de la vie bonne », mais nos hommes politiques sauront-ils relever ce défi ?
- En prenant appui sur le livre Commun de P. Dardot et C. Laval, mais aussi sur les travaux d’E. Ostrom qui « montrent que des communautés humaines sont tout à fait capables de mettre au point des règles collectives d’engagement, d’utilisation et de surveillance efficaces et pérennes » la dernière contribution, du même Guy Roustang, Le commun pour sortir de la société de marché ? invite à explorer cette autre voie qui paraît prometteuse, même si l’auteur ne cache pas que « Nous sommes sur un chemin de crête et bien malin qui prétendrait connaître l’avenir. »
Comme il se doit dans un blog chrétien, un dernier volet sera dévolu dans ce dossier au traitement réservé à l’Argent dans les Écritures. Non pour chercher en elles des instructions pratiques pour notre conduite, qu’elles ne prétendent nullement fournir. Mais pour nous mettre à l’écoute d’une parole autre, qui puisse nous conduire à une autre vision de notre monde et de la façon d’appréhender ses réalités. Trois articles essaieront de nous y aider.
- De celui d’Alain Barthélemy-Vigouroux, Argent, chameaux et trous d’aiguille, qui s’intéresse en fait également aux deux Testaments, on retiendra en particulier la lumière qu’il apporte sur ce que l’économie se devrait d’être : « L’indispensable création de richesse ne doit pas être confondue avec la liberté de se servir premier en laissant à autrui les miettes de Lazare. »
- Comme en écho, la contribution de Christiane Guès, Jésus et l’Argent, prolonge ensuite cette référence aux « miettes de Lazare » qui ne cesse de tourmenter la conscience des chrétiens, quand elle note que « pour Jésus ce sont le regard et le geste portés vers les pauvres qui comptent et non le degré de dépossession de ses biens envers eux. »
- Et le dernier mot reviendra à l’article d’Antoine Duprez, Soyez astucieux avec l’Argent - titre auquel on ajouterait volontiers un point d’exclamation. Car cette exégèse de la parabole de l’« intendant malhonnête », dans laquelle plus d’un sera surpris de découvrir que sa « malhonnêteté » n’est pas exactement celle qu’on croit le plus souvent, conduit l’auteur à rappeler à propos de l’argent le conseil du Père Lebret, créateur d’Economie et Humanisme : « Soyez intelligents ». Puis à conclure : « À chacun donc, individuellement ou collectivement, de l’être ». On ne saurait mieux dire.
G&S