Après la Pentecôte, quel changement ?
Noël, Pâques, Ascension, Pentecôte, un cycle se termine. Mais au-delà des célébrations ou de quelques manifestations, en deçà de nos appartenances religieuses, notre vie est-elle changée ?
Jésus a prêché pendant deux ans et demi : un petit tour et puis s’en va ! Qu’est-ce que cela a bien pu changer ? Qui peut prétendre changer les choses en deux ans ? Les disciples d’Emmaüs nous indiquent ce qui a bien pu se passer dans leur tête : une immense déception, il n’y a plus qu’à retourner aux affaires ordinaires, ce qu’ont fait aussi les autres apôtres, ils sont retournés à la pêche.
Bien sûr la prédication de Jésus leur a beaucoup apporté. Il a donné toute sa force à la théologie deutéronomique : Dieu aime les hommes, se veut proche d’eux, apporte le pardon et appelle à l’amour. C’était déjà la religion des ancêtres, mais elle est validée tout en s’opposant à celle des puissants, des possédants, des « classes dominantes ». Jésus a donc fait le travail classique des prophètes, mais il a échoué, ce sont ces « classes dominantes » qui ont gagné.
Pendant ce temps qui va de Pâques à l’Ascension, à travers ses apparitions successives, le Christ appelle ses disciples à voir plus loin, à se poser vraiment la question de ce qui a changé. Il ne s’agit plus de professer une « bonne religion », comme un judaïsme réformé, mais de savoir ce qui s’est vraiment passé. Jésus, élevé au ciel, laisse les hommes se débrouiller, il leur laisse la place. Lui présent, les disciples ne pouvaient qu’attendre. Pour que le monde change il doit disparaître. Alors, après le premier désespoir le soir de la mort sur la Croix, nouvelle déception, nouvelle interrogation : il revenait sporadiquement éclairer ses disciples et voilà qu’il disparaît à nouveau et cette fois définitivement ! On comprend que les apôtres et les quelques proches aillent s’enfermer au cénacle, par peur, peut-être aussi pour voir venir.
Qu’est-ce que Jésus a apporté, ou annoncé, de différent de l’enseignement des prophètes ?
Premier événement : l’Incarnation. Dieu n’est pas seulement un Dieu aimant menant son peuple, Il est venu parmi nous. Dieu s’est donc complétement et définitivement engagé envers les hommes. S’il s’est fait homme parmi les hommes, de ceux-ci il fait des participants à la vie divine, ce n’est pas rien ! Seulement les hommes n’en ont pas voulu. Autorités politiques (Hérode), religieuses (le Sanhédrin), pouvoir d’occupation (Pilate se lave les mains... et devient ami d’Hérode), tous l’ont rejeté, anéanti. Quant au peuple, après l’avoir acclamé, il ne s’est pas bougé pour le défendre, quand il n’a pas crié avec les loups ! Et les disciples ont disparu de l’horizon. Devant un tel échec, que peut donc changer pour nous l’Incarnation ? Jésus est renvoyé dans son ciel. Rappelons sa prière avant de mourir : « Je t’ai glorifié sur la terre, en accomplissant l’œuvre que tu m’avais donnée à faire. A ton tour glorifie-moi maintenant, Père, auprès de toi, de la gloire que j’avais auprès de toi, avant que le monde existât » (Jn 17, 4-5). Cependant il ne renonce pas, toute cette prière de Jn 17 montre son souci de garder ses amis : « Père saint, garde-les dans ton Nom que tu m’as donné, afin qu’ils soient un comme nous » (Jn 17, 11).
Second événement, la Résurrection. Si la mission de Jésus est un échec, Dieu ne s’avoue pas vaincu. Il s’est engagé totalement par l’Incarnation, le rejet qu’il a subi ne peut pas être le dernier mot. La Résurrection est le gage que par-delà l’échec, la croix et la mort, nous sommes devenus fils du Père, appelés à partager sa vie.
Le christianisme, nouvelle religion, en l’absence de Jésus ?
Ce qui a changé n’est donc pas d’abord une religion qui insisterait sur la bonté de Dieu et l’amour qui doit unir les hommes. La religion n’est pas première, mais la Foi au Christ ressuscité. Nous sommes devenus le Corps du Christ, d’où l’importance de l’Église-corps du Christ. Cette Église a peut-être besoin d’organisation, d’institution, pour perdurer, mais l’institution n’est qu’un moyen, pas du tout l’essentiel. Aucun pouvoir, fut-il religieux, n’a autorité pour fermer cette Révélation de Dieu. Jésus avait l’autorité, pas le pouvoir. Il ne s’est pas retiré pour donner la place à un sosie ! Les Évangiles ne sont pas un texte destiné à établir une religion, mais un moyen de rencontre de l’événement fondateur. Les élaborations chrétiennes successives ne répètent jamais l’Évangile, elles sont construites dans une fidélité mais aussi dans une grande liberté. La rencontre de Jésus-Christ ouvre la possibilité de recevoir la Révélation de Dieu ici et maintenant, elle n’en ferme pas l’expression, tout en étant la référence de base, incontournable.
L’Incarnation de Dieu parmi les hommes et la Résurrection du Christ nous introduisent définitivement dans la relation d’amour de la Trinité. Mais Jésus ne peut pas rester avec nous, il doit laisser la place car sa présence envahirait tout. Depuis le tombeau vide, il s’est retiré. Pendant ces quarante jours qui séparent Pâques de l’Ascension, Il s’est efforcé de faire comprendre quelle vraie vie commençait, qu’après son passage de l’autre côté nous étions invités à mener cette nouvelle vie, régénérée par son esprit : « Il est de votre intérêt que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous; si je pars au contraire, je vous l’enverrai » (Jn 16, 7).
Le don de l’Esprit
Comment vivre de cette vie divine, une fois restés seuls ? Grâce à l’effusion de l’Esprit. La Pentecôte clôt cette révolution commencée par l’Incarnation et remise sur pieds par la Résurrection. L’Esprit qui nous anime change tout de notre vie. L’Esprit, ce lien d’amour entre le Père et le Fils, nous est donné pour nous introduire dans cette relation trinitaire.
Nous vivons donc de la vie de Dieu, et à quoi reconnaîtrons-nous que nous sommes avec lui ? À la fraction du pain qui a ouvert les yeux des disciples d’Emmaüs. Comme les disciples, nous retournons tous à notre travail, c’est à nous de façonner le monde, nous avons toute liberté pour le faire, Jésus nous a laissé devant notre responsabilité. L’Esprit est en nous pour nous animer par la vie que Dieu nous donne. Dieu travaille à travers nous par son Esprit. Le partage du pain auquel nous reconnaissons la présence du Christ parmi nous indique que la fraternité est nécessairement au cœur de notre action dans le monde. Le Christ est le fondement de notre fraternité. Elle est ce qui fait advenir le moi au statut d’être humain, elle n’est pas une qualité parmi d’autres, elle est le socle. « Aime et fais ce que voudras » écrira plus tard Saint Augustin, qui n’était pourtant pas réputé pour son laxisme !
Vivre la fraternité
Ainsi notre vie a totalement changé. Nous vaquons à nos occupations, le Monde ne voit aucune différence. Mais pour nous, ce que nous faisons entre dans une nouvelle « économie » qui travaille à un monde fraternel. Nous agissons avec tous les hommes, croyants ou pas, nous goûtons à tous les biens de la terre avec eux, mais habités par l’Esprit nous savons que c’est un monde fraternel que nous construisons, un monde dont tous les membres sont appelés à la vie de Dieu. Cela change tout.
La fraternité n’est pas lénifiante. Le disciple n’est pas plus grand que son maître. Notre engagement passera nécessairement par le conflit, parfois la violence, et pour chacun de nous par la Croix. Méfions-nous des discours qui demandent la paix, qui voudraient l’imposer. La paix, comme notre propre résurrection, est du domaine de notre espérance. Nous savons, parce que Jésus est ressuscité, que nous l’atteindrons, mais pour le moment elle n’est pas universelle. Les violents l’emportent : « Le Royaume des Cieux se laisse faire violence, et les violents s’en emparent » (Mt 11, 12).
La fraternité reconnaît en tout être humain un frère ou une sœur, ceci n’interdit pas le conflit. Pour devenir fraternel le monde doit passer par toutes les réalités de notre humanité, nul n’est dispensé des luttes. Ce qui change fondamentalement par le Christ est que ces conflits et ces luttes se font en reconnaissant la valeur absolue de l’autre, et en sachant que le but, qui sera nécessairement atteint, est de dépasser ce stade pour atteindre l’amour.
Le chrétien vit dans cette tension perpétuelle. S’il accepte cette Révélation de l’Amour et en tire les conséquences, il donne une nouvelle signification à tout ce qu’on peut écrire sur la fraternité humaine. Rien n’est nié, aucune réalité n’est court-circuitée, la relation avec les hommes est bien issue d’une relation originaire à un au-delà de soi, relation humaine, totalement humaine. Simplement elle se développe dans un espace d’une autre dimension, elle est tirée vers le haut, exhaussée, pourrait-on dire, elle est enrichie de sens, elle construit l’Amour : « Désormais, la victoire, la puissance et la royauté sont acquises à notre Dieu, et la domination à son Christ » (Ap.12, 10).
Osons : l’homme ajoute à l’Amour qui est en Dieu. Dieu a bien besoin des hommes pour le réaliser.
Marc Durand