Christiane Singer : « du bon usage des crises »

Publié le par Garrigues et Sentiers

Il y a dix ans disparaissait Christiane Singer, auteur d’une quinzaine de romans et d’essais, passionnée par la quête de sens et les chemins d’une authentique spiritualité1. Dans une époque obsédée par le principe de précaution et les assurances pour qu’il « ne nous arrive rien », elle affirme que notre chance passe par le bon usage des crises : « J’ai gagné la certitude, en cours de route, que les catastrophes sont là pour nous éviter le pire. Le pire, c’est bel et bien d’avoir traversé la vie sans naufrages, d’être resté à la surface des choses, d’avoir dansé au bal des ombres, d’avoir pataugé dans ce marécage des on-dit, des apparences, de n’avoir jamais été précipité dans une autre dimension. (…) La crise sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être »2.
Bien loin de se réduire aux travaux pratiques d’une pensée dogmatique ou à un enfermement institutionnel, la vie spirituelle consiste à une attention quotidienne à l’imprévisibilité de la grâce : « Cette fulgurance, cette surgie d’éternité, qui a lieu dans les circonstances les plus imprévisibles, bouleverse tout ce qui a précédé. Que la volonté de s’en saisir et de la mettre sous le boisseau apparaisse aussitôt n’étonnera personne. C’est ainsi que se fonde toute religion. Se saisir de la grâce ! Oui, la voilà – voilà la Vérité détenue, prisonnière de l'institution ! Or la vérité, on s’en doute, s’est volatilisée depuis longtemps et s’en est allée agir ailleurs. Quand on demande Montre-moi la Vérité à ceux qui la détiennent, on ne parvient pas à leur faire ouvrir leur poing serré. Depuis longtemps, ce qu’ils tiennent si fort dans leur main fermée est écrasé, mort… Il leur faut désormais dissimuler la triste vérité »3.
Dans les six derniers mois de sa vie, Christiane Singer affronte le cancer qui devait l’emporter et tient un journal publié sous le titre : Derniers fragments d’un long voyage dans lequel elle écrit ceci : « Les Vivants n’ont pas d’âge. Seuls les morts-vivants comptent les années et s’interrogent fébrilement sur les dates de naissance des voisins. Quant à ceux qui voient dans la maladie un échec ou une catastrophe, ils n’ont pas encore commencé à vivre. Car la vie commence au lieu où se délitent les catégories. C’est un immense espace de liberté. (…) On peut aussi monter en maladie vers un chemin d’initiation, à l’affût des fractures qu’elle opère dans tous les murs qui nous entourent, des brèches qu’elle ouvre vers l’infini. Elle devient alors l’une des plus hautes aventures de la vie. Si tant est que quelqu’un veuille me la disputer, je ne céderais pas ma place pour un empire »4.

On comprend alors la passion avec laquelle elle dénonce tout ce qui, dans le monde moderne constitue une atrophie de la Vie : « Notre institution idéologique moderne – socialement et économiquement programmée – commet une exaction : celle de surestimer la réalité aux dépens du Réel, d’amputer l’homme de sa puissance imaginale et de la fertilité de son esprit et de l’ensevelir sous le poids d’un trop de matière. Mon irritation est grande à voir les jeunes gens confondre la réalité socio-économique avec… la Vie, l’immense Vie, et projeter leur situation du moment sur l’avenir, cette plage infinie où aucune de trace de pas n’a jamais été repérée »5.

Bernard Ginisty

1 – Le journal La Croix des 22 et 23 avril 20017 lui a consacré une double page sous le titre Christiane Singer, un feu qui brûle encore.
2 – Christiane Singer (1943-2007) : Du bon usage des crises, éditions Albin Michel, 1996, pages 41-42.
3 – Christiane Singer : N’oublie pas les chevaux écumants du passé, éditions Albin Michel, 2005, pages 118-120
4 – Christiane Singer : Derniers fragments d’un long voyage, éditions Albin Michel, 2007, page 28
5 – Christiane Singer : N’oublie pas les chevaux écumants du passé, op.cit. pages 23-24

Publié dans Signes des temps

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