« Est pervers celui qui vit dans un monde sans autre »
Les temps de crises conduisent chacun d’entre nous à faire l’épreuve de ce que nous considérons comme essentiel et, par là, nous confrontent à notre identité. Celle-ci ne passe pas d’abord par l’appartenance à un clan ou la faveur des magazines ou celle des puissants, mais elle s’exprime dans notre capacité à assumer nos responsabilités tant au plan privé que dans l’espace public.
Le journal Le Monde, dans son numéro du 1er janvier, publie un entretien entre Boris Cyrulnik et Tzvetan Todorov, deux intellectuels qui ont rencontré dans leur histoire personnelle les barbaries du XXe siècle1.
Pour Todorov, historien, « la tentation du Bien semble beaucoup plus dangereuse que la tentation du Mal (…) Tous les grands criminels de l’histoire ont été animés par le désir de répandre le Bien. Hitler, notre mal exemplaire, souhaitait le Bien pour la race élue germanique aryenne. C’est encore plus évident pour le communisme qui est une utopie universaliste, même si pour réaliser cette universalité, il aurait fallu éliminer plusieurs segments sociaux de cette même humanité qui ne méritaient pas d’exister Le djihadistes d’aujourd’hui ne me paraissent pas animés par le désir de faire le Mal, mais de faire le Bien, par des moyens que nous jugeons absolument abominables ». Ce qui l’amène à définir la barbarie non pas comme un retour à l’état primitif de l’humanité, mais par « le refus d’accorder la pleine humanité à l’autre ».
Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik s’interroge pour savoir comment une idéologie ou une religion peut conduire à la tuerie. « La bascule se fait, écrit-il, lorsqu’on se soumet à la théorie de l’Un. Si l’on en vient à penser qu’il n’y a qu’un vrai dieu, alors les autres sont des faux dieux. Ceux qui y croient sont des mécréants dont la mise à mort est quasiment morale ». Au nom de la théorie de la race germanique comme Unique expression de la parfaite humanité « on peut être parfaitement éthique avec ses proches, mais les Juifs, ce n’est pas les autres, Les Tziganes, ce n’est pas les autres. (…) Il est moral d’éliminer les Juifs comme il est moral de combattre la souillure d’une société pour que notre belle race blonde aux yeux bleus aryens puisse se développer sainement ». Cyrulnik définit ainsi la source de toutes nos perversions : « est pervers celui qui vit dans un monde sans autre ». Et c’est pourquoi il y a un Dieu pervers, comme l’a admirablement décrit Maurice Bellet2, des morales perverses, des solidarités meurtrières.
Le philosophe et penseur talmudiste, Emmanuel Levinas, n’a cessé de voir dans la responsabilité pour autrui la source d’une identité humaine qui refuse les barbaries. Au « je pense donc je suis » de Descartes, il substitue, « je suis responsable, donc je suis ». Pour lui, l’identité ne vient pas de l’appartenance à une culture, à une idéologie, à une religion ou à une nation, mais de ce qu’il appelle, reprenant un terme biblique, « l’élection » qu’il définit comme la responsabilité inconditionnelle pour autrui. « Où est mon unicité ? écrit-il. Au moment où je suis responsable de l’autre, je suis unique. Je suis unique en tant qu’irremplaçable, en tant qu’élu pour répondre de lui. Responsabilité vécue comme élection. (...) J’ai appelé cette unicité du moi dans la responsabilité, son élection. Dans une grande mesure, bien entendu, il y a ici le rappel de l’élection dont il est question dans la Bible. C’est pensé comme l’ultime secret de ma subjectivité. Je suis moi, non pas en tant que maître qui embrasse le monde et qui le domine, mais en tant qu’appelé d’une manière incessible, dans l’impossibilité de refuser cette élection »3.
Bernard Ginisty
1 – Boris Cyrulnik et Tzvetan Todorov : La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal, entretien dans Le Monde du 1er janvier 2017
2 – Maurice Bellet : Le Dieu pervers, éditions Desclée de Brouwer 1998
3 – Emmanuel Levinas in Emmanuel Levinas, qui êtes-vous. Entretiens avec François Poirié. Éditions de la Manufacture, 1987, pages115-116