Des hommes politiques « décomplexés » dans la complexité du monde !
La longue période électorale que nous vivons est fertile en discours les plus divers. Depuis les déclarations nobles et bien senties jusqu’aux injures, rien ne nous est épargné. Je voudrais m’attarder sur un propos de plus en plus fréquent d’hommes politiques qui proclament assumer « sans complexe » leur choix. Par ce type de discours, les candidats qui se présentent à nos suffrages nous disent qu’ils ont su se libérer de leurs « complexes », ce que la psychologie nomme un ensemble de contenus inconscients susceptibles de venir perturber leur activité. Le bricolage sans fin entre les pulsions du désir et les différents « sur-moi » issus de l’histoire de chacun constitue la trame d’une existence humaine. Notre activité consciente ne cesse de conclure des armistices, toujours provisoires, entre ces instances. Cet inconfort, fondement de la condition humaine, peut conduire chacun d’entre nous, au nom de la libération de ses « complexes » à céder à la tentation d’échapper à la très réelle complexité du monde. Top souvent, quand l’homme politique prétend être sans « complexes », c’est pour se précipiter dans une pensée binaire, plutôt simpliste, qui le libère enfin des incertitudes humaines.
Edgar Morin a consacré une grande partie de son œuvre à élucider cette pensée de la complexité. Il la définit ainsi : « Je dirais que la pensée complexe est tout d’abord une pensée qui relie. C’est le sens le plus proche du terme complexus (ce qui est tissé ensemble). Cela veut dire que par opposition au mode de penser traditionnel, qui découpe les champs de connaissances en disciplines et les compartimente, la pensée complexe est un mode de reliance. Elle est donc contre l’isolement des objets de connaissance; elle les restitue dans leur contexte et, si possible, dans la globalité dont ils font partie »1.
La pensée complexe est constitutive de la vie démocratique dont le principe est de donner sens à une opposition par rapport à une majorité. Elle est la condition de base pour échapper aux dogmatismes religieux, politiques ou économiques qui sont à la source des manichéismes meurtriers. Dans un dialogue avec Alain Finkielkraut, le philosophe allemand Peter Sloterdijk écrit ceci : « Notre travail de civilisation commence ici : reformuler un code de combat impliquant le souci de l’ennemi. Qui ne veut pas être responsable d’un ennemi a déjà cédé à la tentation du pire. Vouloir être responsable de son ennemi : ce serait le geste primordial d’une éthique civilisatrice des conflits »2.
Nous devons constater aujourd’hui que ce travail démocratique, difficile et permanent, s’essouffle et que partout renaissent les pensées binaires et les rapports de force « sans complexes ». Les deux plus grandes puissances militaires du monde sont aujourd’hui présidées par deux hommes qui s’affichent totalement « décomplexés », l’un, Donald Trump, au nom de ses milliards de dollars que des « théologiens de la prospérité » interprètent comme une bénédiction divine3, l’autre Vladimir Poutine au nom de ses forces militaires et du nationalisme russe béni par la hiérarchie orthodoxe4.
Commentant le propos de l’économiste indien Amartya Sen pour qui « la politique de la démocratie donne aux citoyens la chance d’apprendre les uns des autres », Hervé Kempf soulignait que « le cœur de la démocratie n’est pas l’élection, mais la délibération, par laquelle nous apprenons les uns des autres »5. C’est dire que la démocratie est bien un processus permanent et non une oscillation au hasard des élections, des oligarques, du populisme et de la démagogie. Elle ne vit pas de spectacles médiatiques mais du travail de chacun. Pour Charles Péguy, les chemins de la démocratie sont : « les travaux propres, les efforts probes, les patiences, les pratiques sobres de la solidarité »6.
Bernard Ginisty
1 – Edgar Morin : La pensée complexe : Antidote pour les pensées uniques. Entretien avec Nelson Vallejo-Comez dans la revue Synergies Monde n°4, 2008.
2 – Alain Finkielkraut, Peter Sloterdijk : Les battements du monde. Dialogue Éditions Pauvert Paris 2003 p.74.
3 – Cf. Deux pasteures américaines à l’ère Trump in Réforme du 19 janvier 2017. « La pasteure Paula White sera présente à l’investiture de Donald Trump alors que sa consœur Jennifer Butler mène le combat contre le milliardaire. Paula White et Jennifer Butler sont toutes deux blondes, originaires du sud des États-Unis et pasteures. Pourtant, presque tout les sépare. Vendredi 20 janvier, la première se tiendra fidèlement aux côtés du nouveau président américain qui l’a choisie, avec cinq autres leaders religieux, pour officier lors de la traditionnelle cérémonie d’investiture à Washington. Le lendemain, la seconde a prévu de descendre dans les rues de la capitale, aux côtés de 200 000 femmes, pour protester contre Donald Trump. Le profond désaccord qui sépare ces deux femmes n’est pas seulement politique mais aussi théologique. Télévangéliste à succès, Paula White est une adepte de la doctrine de la prospérité, selon laquelle la richesse et le succès des hommes sont le signe d’une récompense divine, liée à leur foi et à leur contribution (financière) aux ministères chrétiens. Certains adeptes de cette théorie vont jusqu’à en déduire que la pauvreté serait une forme de punition divine. Le révérend Jennifer Butler, affiliée au courant presbytérien, insiste au contraire, sur l’importance de la justice sociale et de la compassion envers les plus pauvres, valeurs, qui se trouvent selon elle, au cœur du message des évangiles ».
4 – Henri Tincq : Cyrille, le bras religieux du nationalisme de Poutine in Slate.fr 8/12/2014 : « Sous l’effet de la crise ukrainienne en particulier, le patriarche Cyrille est devenu l’un des principaux relais du discours nationaliste triomphant dans la Russie poutinienne. C’est lui qui promeut la doctrine du «monde russe» (Russkiy mir), englobant non seulement la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, mais «s’étendant sur les espaces de l'Eurasie» (discours du 14 mars 2014). C’est lui encore qui entretient la mémoire de la résistance d’autrefois aux envahisseurs polonais et aux risques d’une latinisation (occidentalisation, catholicisation) qui aurait signifié la destruction totale des fondements civilisationnels de la Russie, sa soumission à des forces extérieures (…) Intraitable défenseur de l'identité spirituelle du pays contre la décadence morale de l’Occident illustrée, entre autres, par le développement des mariages gays, contre le libéralisme économique débridée qui y règne, contre l’'hégémonisme américain et la menace de l’islam dans le Caucase et en Europe de l’Ouest, le patriarche de toutes les Russies, qui avait déjà apporté son soutien à Vladimir Poutine lors de la campagne présidentielle de 2012, est devenu l’allié numéro un du maître du Kremlin. »
5 – Hervé Kempf : L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie. Éditions du Seuil 2011, page 148.
6 – Charles Péguy : Œuvres en prose complètes. Éditions Gallimard, La Pléiade, Tome 1, page 1261.