Éducation – Travail – Loisir
Quelle éducation permettrait de répondre à la mise en garde d’Hannah Arendt lancée il y a une soixantaine d’années dans son ouvrage La Condition de l’homme moderne ? « C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société…il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme… Ce que nous avons devant nous c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire »1.
Les catégories d’Hannah Arendt sont toujours pertinentes
Paul Ricoeur a préfacé une réédition en livre de poche de La Condition de l’homme moderne. Il considère qu’il s’agit là d’un ouvrage de philosophie anthropologique et que les catégories anciennes de travail, d’œuvre et d’action, pertinentes pour l’antiquité sont toujours susceptibles d’éclairer notre situation de modernes, malgré les changements considérables de tous ordres qui sont intervenus. Hannah Arendt utilise les catégories de travail-œuvre-action qui caractérisent la vita activa.
Le travail correspond à la nécessité de satisfaire nos besoins vitaux. Les produits du travail sont consommés au fur et à mesure qu’ils sont produits. « Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain » (p. 15). Le concept d’animal laborans souligne bien cette dimension animale de l’espèce humaine. Les Anciens considéraient qu’avoir des esclaves permettait d’être libérés des tâches imposées par la nécessité pour se consacrer à l’action avec les autres, à la vie de la cité mangeuse de temps. Ou encore mieux, à se consacrer à la vita contemplativa qui surpasse l’ensemble de la vita activa. « Le primat de la contemplation sur l’activité repose sur la conviction qu’aucune œuvre humaine ne peut égaler en beauté et vérité le kosmos physique qui se meut en soi dans une éternité inaltérable sans aucune assistance, aucune intervention extérieure des hommes ni des dieux. Cette éternité ne se dévoile aux mortels que si tous les mouvements humains, toutes les activités sont parfaitement au repos (p. 24). Accéder à la vie contemplative exige un gros effort, et parler de loisir, de repos peut prêter à confusion. L’otium des romains ou la skolè des grecs supposent une longue préparation. Selon le dictionnaire Bailly grec-français la skolè signifie proprement arrêt, d’où le sens notamment de repos, loisir, occupation studieuse, étude, lieu d’étude, école. Il faut donc beaucoup travailler à ne rien faire2.
Le travail autrefois méprisé est aujourd’hui à la place d’honneur
Hannah Arendt analyse le renversement qui s’est opéré dans notre monde moderne. Le travail autrefois méprisé est au contraire mis à la première place. Il devient source de toute valeur. « C’est à cause de sa « productivité » que le travail, à l’époque moderne, s’est élevé au premier rang, et l’idée apparemment blasphématoire de Marx : l’homme créé par le travail (et non par Dieu), le travail (et non la raison) distinguant l’homme des autres animaux, ne fut que la formulation radicale et logique d’une opinion acceptée par l’époque moderne toute entière » (p. 98).
H. Arendt considère Marx comme le plus grand théoricien moderne du travail. Mais elle constate que son œuvre est prise dans une contradiction fondamentale qui doit retenir toute notre attention, car c’est dans cette même contradiction que nos sociétés sont enfermées. Pour Marx, le travail est la plus humaine et la plus productive des activités, mais la révolution aura pour but de délivrer l’homme du travail. Elle cite Marx : « il faudra que le travail soit aboli pour que « le domaine de la liberté » supplante le « domaine de la nécessité ». Car « la liberté ne commence que lorsque cesse le travail déterminé par le besoin et l’utilité extérieure ». Selon Marx c’est le travail qui distingue en dernier ressort l’homme de l’animal et pourtant son rêve est de libérer tous les hommes du travail grâce au développement des forces productives. « L’espoir qui inspira Marx et l’élite des divers mouvements ouvriers… repose sur l‘illusion d’une philosophie mécaniste qui assume que la force de travail comme toute autre énergie ne se perd jamais, de sorte que si elle n’est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités « plus hautes ». Le modèle de cette espérance chez Marx était sans aucun doute l’Athènes de Périclès, qui, dans l’avenir, grâce à la productivité immensément accrue du travail humain n’aurait pas besoin d’esclaves et deviendrait réalité pour tous les hommes » (p. 150).
Un débat à ouvrir : celui de la réduction de la durée du travail
Peut-on espérer que la réduction de la durée du travail fasse à nouveau l’objet d’un débat public ? Divers signes permettent de l‘espérer et la réduction de la durée du travail pourrait revenir sur le devant de la scène politique. C’est en tous les cas ce que souhaitent 150 personnalités qui ont signé l’appel « Ensemble, remettons la réduction du temps de travail au cœur du débat public »3. S’agira-t-il uniquement d’un effort pour lutter contre le chômage grâce à un meilleur partage du travail (ce qui serait déjà beaucoup) ou s’agira-t-il aussi de relever le défi exprimé ainsi par Hanna Arendt il y a une soixantaine d’années ?
Indépendamment de l’appel des 150 personnalités d’Alternatives économiques, on peut citer la campagne entreprise par le Collectif Roosevelt, la parution du livre de P. Larrouturou et de D. Méda (Einstein avait raison, Ed. de l’Atelier, juin 2016), enfin un récent rapport de l’IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales). Cependant la réduction de la durée du travail n’est pas dans les programmes des principaux candidats à l’élection présidentielle de 2017. Et le sort du rapport de l’IGAS est symptomatique. Il n’a même pas été transmis au gouvernement. On peut en prendre connaissance à condition d’être abonné à Mediapart qui a profité d’une fuite venant de membres de l’IGAS scandalisés que le rapport n’ait pas été transmis au gouvernement. En effet le sérieux du travail des rédacteurs du rapport n’est pas contestable, mais ce rapport touche un sujet sensible, celui des 35 heures. Il ne fait que corroborer le rapport Romagnan, fruit du travail d’une commission d’enquête de l’Assemblée Nationale, dans laquelle toutes les tendances politiques étaient représentées, qui concluait que 350 000 emplois avaient été créés grâce aux 35 heures et que cela n’avait nullement pesé sur la compétitivité des entreprises. Conclusions qui ne plaisent pas à tout le monde. Rien d’étonnant, si l’on reconnait que la durée du travail a toujours été un sujet conflictuel. Le rapport Willermé de 1835 à l’Académie des sciences morales donnait un tableau effrayant de la condition des hommes et femmes au travail, embauche des enfants avant 10 ans avec des journées de travail avoisinant les 14 heures. Willermé qui proposait de limiter la journée de travail des seuls enfants se heurta à la farouche résistance des manufacturiers et de la pensée libérale. Ceux qui s’opposent alors à toute réglementation du travail considèrent que ce serait contraire à l’autorité paternelle que de limiter le temps de travail des enfants et inconciliable avec la liberté de l’industrie. Comme le soutenait Gay-Lussac en 1840 : « L’établissement est un sanctuaire qui doit être aussi sacré que la maison paternelle et qui ne peut être violé que dans des circonstances extraordinaires…Dès lors, la loi ne peut être impérative, elle ne peut qu’employer l’exhortation et faire appel aux sentiments généreux »4.
Le débat entre économistes se poursuit et Jean Tirole qui a reçu le prix d’économie de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel en 2014 a déclaré « Les économistes vous diront tous que le partage du temps de travail ne crée pas d’emploi » ajoutant que la réduction du temps de travail est une « ineptie ». Mais Jean Tirole n’a pas été « nobélisé » pour ses travaux sur le marché du travail. Comme le dit Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Économiques) : « Cela revient à demander au meilleur basketteur de la saison NBA son point de vue sur la composition de l’équipe de France de football »5.
Parmi les signataires de l’appel d’Alternatives Economiques il y a beaucoup d’économistes et ce ne sont pas des irresponsables. Les travaux aussi bien d’Alternatives Economiques que le rapport parlementaire de Romagnan et celui de l’IGAS, ou encore le livre Einstein avait raison prennent en compte les contraintes économiques, aussi bien celles qui relèvent de la compétitivité des entreprises dans une économie mondialisée, que les nécessités d’équilibrer le budget de l’Etat ou celles d’une juste rémunération des salariés. Ils montrent l’efficacité de la réduction de la durée du travail pour lutter contre le chômage et créer des emplois. Ceci étant les partisans d’une forte réduction de la durée du travail sont conscients qu’il ne s’agit pas de l’imposer au risque de retomber dans certaines erreurs de la loi des 35 heures, mais qu’il faut engager sérieusement un débat public. Ce qui n’a pas été le cas lors de la décision de passer aux 35 heures, alors qu’à l’époque une partie du patronat était ouverte au dialogue. Il aurait fallu de même anticiper les conséquences qu’aurait un passage aux 35 heures dans certaines activités, pour éviter par exemple les perturbations que l’on a connues dans le secteur des hôpitaux.
Travailler plus pour consommer plus, ou travailler moins pour vivre mieux ?
Bien sûr, on ne peut que se féliciter des acquis de la société industrielle, c’est-à-dire de l’augmentation du niveau de vie, des progrès dans les domaines de la santé et de l’éducation notamment. Mais faut-il rechercher la croissance indéfinie, (à supposer qu’elle soit possible !) ? Cette poursuite d’une croissance indéfinie, ne manifeste-t-elle pas la soumission du politique à la nécessité économique faute d’être capable de proposer un autre projet à la société que celui du toujours plus ? Ne sommes-nous pas de ce fait de plus en plus soumis à l’animal laborans ? Le slogan de l’ancien président Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus » en est l’illustration. Travailler plus pour gagner plus et consommer plus. Tous les pays du monde sont engagés dans la guerre économique et craignent de perdre la bataille de la compétitivité. Pour ne pas se laisser distancier il y a de fortes pressions pour remettre en cause les acquis du droit du travail. Les politiques absorbés par les nécessités économiques réagissent à des incitations de court terme et la politique est le plus souvent au service des exigences économiques, avec comme objectif primordial, celui de la croissance indéfinie. Les moyens sont devenus la fin. Selon les catégories d’Hannah Arendt, l’action (la politique) en est rabaissée à être au service du travail. Bien plus, au lieu d’aspirer au repos pour contempler la beauté de la nature, nous sommes en train de la détruire.
Le grand économiste, Keynes, dans sa Lettre à ses petits-enfants6 avait bien vu la contradiction dans laquelle nous sommes enfermés. Il considérait en 1930 qu’un siècle plus tard (nous n’en sommes pas loin), grâce au progrès technique et à la productivité du travail, il suffirait de 3 heures par jour ou de 15 h. par semaine pour satisfaire nos besoins essentiels. Mais écrivait-il « la lutte pour sa subsistance a toujours été jusqu’à présent le problème le plus absorbant de la race humaine… nos impulsions et nos instincts les plus profonds se trouvent tournés vers la solution des problèmes économiques ». Si bien que « l’homme moyen devra se débarrasser en quelques décades de ce qui lui fut inculqué au cours de générations multiples... Ne faut-il pas s’attendre alors à une dépression nerveuse collective ? » Keynes espérait cependant que nous saurions honorer « ceux qui sont capables de nous apprendre à cueillir chaque heure et chaque jour dans ce qu’ils ont de meilleur et avec le plus de vertu, les personnes adorables, qui savent jouir de toutes choses, des lys des champs qui ne peinent pas… ». Par ses réflexions, Keynes est donc bien proche des catégories de travail et de vie contemplative d’Hannah Arendt, il aspire à l’otium ou à la skolè des anciens.
Plût à Dieu que nous écoutions la recommandation suivante que Keynes met en conclusion de la Lettre à ses petits-enfants : « … rien ne nous empêche de nous préparer lentement à nos destinées, en nous cultivant et en nous instruisant dans l'art de bien vivre, tout en recherchant de nouveaux buts. Mais surtout, n'attachons pas une importance excessive au problème économique, et ne sacrifions pas à des nécessités présumées des valeurs d'une signification plus profonde et plus durable. L'étude des problèmes économiques devrait être confiée à des spécialistes – de même que l'on confie les soins de la bouche aux dentistes. Si les économistes parvenaient à se cantonner dans le rôle d'hommes modestes et compétents sur le même plan que les dentistes, ce serait merveilleux ! »
Pour une éducation qui prépare à l’Otium
Après les accord Matignon de juin 1936, le ministre de l’Économie nationale exprimait ainsi l’esprit des lois fixant la durée hebdomadaire du travail à 40 heures et instaurant 15 jours de congés payés : « faire bénéficier les travailleurs des progrès des sciences et de la technique…leur assurer ainsi…à coté de leur vie de travail…une vie de loisir, c’est-à-dire une vie de liberté, d’art, de culture, une vie plus humaine et plus belle ».
Pour vraiment sortir de la contradiction soulignée chez Marx et qui est toujours la nôtre, encore faudrait-il qu’au-delà de la lutte contre le chômage et pour un partage de l’emploi plus équitable, on écoute ce que disait le ministre éphémère du temps libre de 1981 : « Si la révolution technologique n’est pas compensée par une volonté politique volontariste, déterminée, puissante et à long terme, touchant au temps libéré… alors nos sociétés démocratiques s’affaibliront, et les exclus – jeunes et anciens – pourraient bien n’avoir d’autre recours que dans la violence ou dans les thèses d’extrême droite avec leur cortège de racisme et d’antisémitisme »7.
On se soucie à juste titre de voir l’Éducation Nationale préparer à la vie professionnelle afin que chacun ait un emploi qui lui assure de quoi vivre. Mais à une époque où les machines et les robots peuvent faire le travail qui était imposé aux esclaves dans l’antiquité, il est grand temps de reconnaître que l’éducation doit préparer tout autant :
- à l’action selon les catégories d’H.Arendt, c’est à dire au vivre ensemble dans la cité, à la politique. Ce qui suppose que l’école veille « à ce que chacun apprenne à s’écouter, à débattre, à respecter la parole de l’autre, à coopérer pour édifier une société porteuse de plus de civisme et d’humanité »8.
- à la vita contemplativa, ou pour parler comme Péguy, au « travail désintéressé », « celui que les citoyens font quand toute vie corporelle est assurée dans la cité… Ainsi l’art, la science et la philosophie sont des travaux désintéressés ». L’idéal n’est pas à rechercher dans une croissance indéfinie pour une consommation indéfinie au service de l’animal laborans. Il est à rechercher dans le travail désintéressé « puisque le travail à faire, individuel ou collectif, en art, en science et en philosophie est indéfini »9.
Guy Roustang
1 – Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne [traduction par Raymond Aron de The Human Condition, paru en 1958 à Chicago] Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 11. Les citations faites dans l’article renvoient à cette édition.
2 – Cyril Morana, « Travailler à ne rien faire ? » in Sénèque, Éloge de l’oisiveté, Éd. Mille et une Nuits, sept. 2015
3 – Alternatives Économiques, mai 2016, p. 79.
4 – Cité par P. Larrouturou, D. Méda. Einstein avait raison. Il faut réduire le temps de travail, Les Éditions de l’atelier, juin 2016, p. 217
5 – Alternatives Économiques, juin 2016, p.34.
6 – J. M. Keynes. in Essais de persuasion, Paris, éd. Gallimard, 1933.
7 – André Henry, Le ministre qui voulait changer la vie, éd. Corsaires 1996, p. 159
8 – A. Caillé, Les Convivialistes. Éléments d’une politique convivialiste, éd. Le Bord de l’Eau, 2016, p. 105.
9 – C. Péguy. Œuvres en prose complètes, Éd. Gallimard, 1987, tome I, p. 70 et 91.