Éducation : l’un des mille noms de l’acte sans nom
L’acte par lequel un humain se propose d’aider l’apprentissage d’autres humains n’a pas de nom capable de recouvrir l’ensemble du concept d’une manière incontestable dans notre langue, et à première vue rien ne semble s’imposer dans les langues voisines.
Nous devons au latin educare le nom du Ministère qui a la lourde charge de guider la jeunesse nationale sur la voie du mieux. Ce verbe se compose de la particule e ou ex qui exprime le mouvement depuis l’intérieur vers l’extérieur ; et du radical qu’on retrouve dans le verbe ducere, tirer à soi, conduire, mener. Educare, par son aspect duratif, s’est spécialisé dans le sens d’élever un enfant, instruire, former (A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine), et se distingue du sens plus topologique d’educere (conduire dehors) même si les sens des deux verbes se recoupent parfois. Le processus de la métaphore est clair en tout cas : il s’agit de faire passer un sujet d’un état inférieur à un état supérieur, sans en spécifier les moyens.
L’éducation ne règne pas sans partage au Ministère qui en a la charge, puisqu’il s’appelle officiellement, du moins à présent, Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Remarquons donc qu’il n’y a pas d’éducation supérieure : les étudiants sont supposés avoir dépassé ce stade. L’éducation aurait donc plutôt partie liée avec l’état de minorité civique, bien qu’il existe pour tous les âges des mouvements d’éducation populaire. Exception qui confirme la règle : le populo, ce sont de grands enfants.
Le Ministère dispose d’une armée de fonctionnaires qu’il appelle indifféremment enseignants ou professeurs, depuis qu’il a répudié ses instituteurs. Les professeurs, donc professent ou enseignent. Insignare, avatar populaire du classique insignire, signifie mettre un signum, un signe, signaler, désigner, sens qu’il a conservé longtemps, et qui reste vivace par exemple en occitan : ensenhatz-mi lo camin, indiquez-moi le chemin. Pour en venir au professeur, les enseignants ont subi un cheminement tortueux qui prend sa source dans l’aveu : de fateri, avouer, on dérive aussi bien confiteri, ancêtre de la confession, que profiteri (participe passé : professus), avouer publiquement, proclamer : « D’après profiteri se medicum, grammaticum (se proclamer médecin, grammairien), on a dit profiteri medicinam, grammaticam : professer, enseigner la médecine, la grammaire », nous enseignent Ernout et Meillet.
Egarons-nous encore un peu plus dans les sentiers broussailleux des garrigues étymologiques, où le professor peut faire d’étranges rencontres, comme ces professae, qui ne sont ni des maîtresses d’école ni des nonnains, mais des « prostituées professionnelles qui ont donné leur nom sur les registres de l’édile » (Ernout, Meillet). Fateri a partie liée avec fari, parler, d’où dérive le nom de la victime favorite du professeur, l’infans, le jeune enfant, littéralement celui qui n’a pas encore une parole signifiante, contrairement à son professeur qui lui est facundus, doué d’une parole abondante, qui ne doit pas conter de fabula en affabulant, et qui, s’il publie en américain, deviendra famosus, dont on parlera partout, échappant à la fatalité d’une obscure carrière que le fatum, le destin, la voix de la divinité, pourrait lui réserver, surtout si les Fatae, que nous appelons en occitan lei Fadas, les fées, en excitant les facéties de ses turbulentes ouailles, jouent avec ses nerfs jusqu’à en faire un parfait fadat.
Mais revenons à nos moutons, si on peut évoquer ainsi les élèves. La parenté du mot avec « élever » est évidente : l’élève est celui qu’un maître hausse au-dessus de son état d’ignorance. Le mot a dû être modelé sur l’italien allievo, qui a pour synonyme alunno. Avec ce dernier, nous entrons dans un autre domaine, celui de la nourriture. De alere, nourrir, on tire en effet alumnus, nourrisson, puis élève qui absorbe la nourriture intellectuelle de son maître, et cela de la maternelle jusqu’à l’Alma Mater, qui a désigné successivement la déesse Mère, puis la Vierge, puis l’Alma Mater Studiorum, l’Université, qui, comme l’Eglise, se proclame ainsi Mater et Magistra. Mais entre temps il aura dû alescere, se nourrir, et en conséquence croître, afin d’adolescere, devenir un adolescent.
Pour se nourrir à satiété, il faut que les tables soient bien garnies. « D’expressions comme instruere mensas, dresser des tables, on est passé à instruere convivium, garnir un banquet, et instruere est arrivé à signifier « fournir, équiper », d’où instruere aliquem aliqua re, instruire quelqu’un de quelque chose [...] instructus, équipé, muni, et instruit » (Ernout, Meillet). Jusqu’en 1932, c’était le Ministère de l’Instruction Publique qui présidait aux destinées du Mammouth, et depuis ses origines révolutionnaires jusqu’en 1824, cette administration était une section du Ministère de l’Intérieur...
En descendant plus avant dans les origines, le radical du verbe simple struere, qui permet de construire les savoirs comme de détruire les préjugés, se révèle parent de celui de sternere, étendre au sol, joncher ; plus tard paver ; et nos voisins Italiens en ont tiré leurs strade et autostrade, tandis que les Espagnols, plus cérémonieux, en tiraient l’estrado, plancher surélevé où paradaient leurs Grands. Grâce à eux, nos enseignants ont pu dominer leur classe du haut de leurs estrades, où les moins modestes pouvaient plastronner en bombant le sternum tandis qu’on se prosternait devant leur savoir, mais en étant parfois consternés par l’imperméabilité de leurs auditoires.
Il leur fallait alors imaginer des stratégies pédagogiques plus efficaces, voire des stratagèmes, dont ils empruntaient le nom en franchissant le canal d’Otrante. Le stratós est en effet dans les terres helléniques l’armée-qui-campe, comme elle l’a fait dix ans devant Troie, et celui qui la rend mobile est le stratêgós. En effet, ce stratège exerce sur le stratós originellement statique l’action d’agein, conduire, guider ; et celui qui le fait sera l’agôgós ; quand il s’agit d’enfants ou de jeunes gens, paîdes, nous rencontrons enfin nos pédagogues. Ils n’étaient à l’origine que des esclaves chargés de conduire à l’école les fils de bonne famille, l’enseignant lui-même étant le didáskalos : du radical de ce mot proviennent la didactique, les didacticiens, les didacticiels. Mais le pédagogue a brisé ses chaînes et habite désormais le monde libre, avec une nuance qui le rattache à l’appareil des sciences de l’éducation, volontiers brocardé par ceux qui se plaisent à faire primer la pratique sur la réflexion, et contaminé par les ridicules du pédant qui semble bien partager les mêmes origines que lui.
Pour exprimer la constance avec laquelle le pédagogue doit résister aux mille embûches de son rude métier, nous recourrons au radical qui constitue l’immense progéniture du verbe latin stare, se tenir debout, et ses dérivés sistere, (s‘)arrêter, statuere, dresser, établir, car, malgré un statut plutôt avantageux, il faut une personnalité stable pour rester dans l’institution ; et, nous y venons enfin, instituere : instituer, établir, mais aussi former, instruire. L’institutor est à la fois l’adminsitrateur et le précepteur, le maître qui enseigne. Les instituteurs ont surtout connu la célébrité dans l’école publique, les précepteurs n’exercent que dans le cadre familial. A eux d’inculquer (inculcare), et même à coup de talon (calcis, d’où les Italiens ont tiré le calcio, le football) s’il faut en venir là, les praecepta (ce qu’on doit prendre d’abord en considération, préceptes, leçons, règles, instructions), où nous retrouvons le radical du verbe capere, prendre, par lequel l’enseignant peut captiver des élèves qui captent bien ses propos. La rectitude de la station debout s’oppose aux relâchements qui menacent le sujet toujours prompt à céder à la facilité ; sans aller jusqu’au dressage, on doit au moins le maintenir dans le droit chemin (le regere, selon une regula, règle, instrument servant à mettre d’équerre), voire corriger ses erreurs. Mais si l’enseignant doit être doctus, comme un docteur sûr de sa doctrine, qu’il résiste à la tentation d’endoctriner ses élèves en les privant de leur esprit critique.
À présent, les précepteurs se font plus rares, les instituteurs ont abandonné sans trop de regret leur nom pour celui de professeurs. Reste le domaine qui semble le plus directement lié au monde professionnel, celui de la formation. L’origine du mot est transparente : le latin forma signifie « moule » ; de là dérive le sens d’apparence sensible, puis d’organisation. Formare, c’est donner une forme à ce qui est informe, façonner, arranger. La formatio, confection, processus créatif et son résultat, « s’emploie aussi à propos de l’éducation d’un être humain » (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française). Formation d’adultes, formation permanente, formation professionnelle : le mot s’adapte mal à l’enfance, et nous entraîne plutôt vers l’adolescence ou l’âge adulte. Il va cousiner avec un autre concept, celui d’apprentissage.
Le mot dérive du latin apprehendere, composé de prehendere, d’où nous avons tiré « prendre ». Le mot a acquis, en bas latin, la valeur abstraite [de] « saisir par l’esprit » (A. Rey). Et comme l’imagination nous échappe, les esprits chagrins tombent facilement dans l’appréhension, qui saisit les élèves confrontés aux difficultés de l’évaluation comme les jeunes enseignants aux affres du chahut. Apprenti, apprentissage dérivent de ces termes, avec une spécialisation dans la « formation technique et artisanale » (A. Rey), mais qui ne recoupe pas tous ses emplois. L’apprentissage désigne aussi le processus par lequel on assimile un savoir, qu’il fasse partie du monde technicien ou non, comme l’apprentissage de la lecture où se déchaînent dans un combat chimérique mais meurtrier globalistes et syllabistes.
Assimiler, lui, nous entraîne vers la dialectique du même et de l’autre. Le radical du latin similis, semblable, a conduit vers le concept d’intégration : l’inconnu se transforme en connu et devient semblable aux savoirs déjà acquis par l’individu. Et là nous frôlons un autre champ d’affrontements autour de l’inné et de l’acquis : on se contentera de remarquer la conception du savoir comme d’un trésor qu’on recherche (acquirere, chercher à obtenir, dérivé de quaerere, rechercher, « quérir », resté bien vivant dans l’occitan « quèrre »). De même, les tâlebs, plus connus sous la forme plurielle talibans, sont des chercheurs du savoir, des étudiants ambitionnant de maîtriser la science suprême, la théologie, avant de l’appliquer à leur manière, et qui voisinent avec les mendiants dans la racine arabe signifiant « demander ».
Dans la progéniture de forma circule un autre concept, celui d’information. Du latin informatio, schéma, esquisse, puis représentation d’une idée par un mot, la langue juridique de la monarchie a tiré le sens d’enquête, puis de renseignement, où nous retrouvons d’ailleurs le radical d’insignire. L’enseignement véhicule effectivement des informations. Mais le mot implique le désir de les accueillir, voire de les rechercher, qui n’est pas forcément présent chez les élèves, on ne le sait que trop dans la profession pour qui, selon la phrase célèbre, l’enseignement est la réponse à des questions qu’on ne se pose pas. Au moins peut-on tenter de transmettre le savoir, nani gigantum humeris insidentes, selon la frappante image de Bernard de Chartres, des nains installés sur les épaules des géants : les savants qui ont créé le savoir plus modeste de ceux qui le prolongent et le propagent.
Montrer, tirer, alimenter, redresser, formater, saisir, transférer : tels sont les domaines où l’acte qui nous occupe a cherché les métaphores qui pouvaient lui convenir. Pour y faire un tri, peut-être faudrait-il se demander d’abord le but visé par le processus. Peut-on avancer qu’il s’agit d’aider à maîtriser un savoir, partie d’une culture, elle-même partie d’une civilisation, selon un schéma que nous avons développé sur ce même blog1, et qui implique la notion infiniment souple et variable de groupe humain, ainsi que le choix, forcément empirique et arbitraire, mais argumentable, de la communauté scientifique à laquelle on fait confiance pour attester sa validité ? Il faudrait s’interroger alors sur la méthode qui respecte le plus la liberté de l’individu. C’est à notre sentiment l’attitude de celui qui se limite honnêtement à montrer, à mettre au jour dans le monde ce qu’un œil novice n’y perçoit que comme a tale told by an idiot, full of sound and fury : c’est à dire l’enseignant. À l’acte aux mille noms, je donnerai volontiers celui qu’il me paraît mériter le plus, l’enseignement.
Alain Barthélemy-Vigouroux
1 – Garrigues et Sentiers : Culture, civilisation, savoir. Publié le 30 Novembre 2013