Sous les pavés, la plage
Pour qui a eu 20 ans en 1968, pour qui a cultivé cet esprit de mai qu’abhorre « rancunieusement » un ancien président de la République, et pour qui s’est reconnu avec jubilation dans les plus imaginatifs slogans d’alors - celui qui reste le plus politiquement poétique « sous les pavés, la plage », ou celui-ci (bien pire car il contenait toute l’aspiration libertaire de ce printemps-là) « il est interdit d’interdire » – les arrêtés anti burkinis donnent singulièrement le vertige.
La place que nous faisions à la plage, ainsi redécouverte sous les pavés ou le bitume, était celle de la liberté. Celle d’un lieu de fête et de liberté. Donc le dernier endroit où il devait venir à l’esprit d’interdire quoique ce soit - hors quelques concessions marginales à la pudeur et hors les consignes de sécurité et d’hygiène propres aux lieux de baignade.
Le contre-exemple était donné à la même époque par ces plages de l’Espagne franquiste divisées en trois secteurs rigoureusement séparés : un secteur pour les femmes seules, un autre pour les couples mariés, et un troisième pour les hommes venus se baigner en célibataires. La mer elle-même pouvait être surveillée pour éviter des rencontres entre nageurs et nageuses contraires à ce qu’un maire du littoral de PACA ou du Pas-de-Calais désignerait comme les bonnes mœurs. Concept plus qu’haïssable, on s’en doute, pour notre génération soixante-huitarde.
Il va sans dire que dans notre idée la plage constituait un espace où tous les accoutrements étaient a priori naturels dès lors que celles et ceux qui les portaient en décidaient ainsi pour leur propre satisfaction. Ce qui laisserait aujourd’hui les laisses de mer se partager tout tranquillement entre bikinis, monokinis et maillots une pièce, sans compter les multiples formats des tenues de baignade masculines… avec d’aventure, de-ci-de-là, quelques burkinis ou têtes voilées venues s’égailler dans le paysage. Un paysage fait non d’un mélange de tenues de nouveau pacifié, ni de nouveau tolérant, mais tout bonnement de l’indifférence la plus générale au costume de bain de chacun.
Reste cependant que derrière la polémique inepte qui s’est déchaînée, il y a bien une question de fond. Le burkini – évidence qui commence à se faire entendre – est honni par la mouvance la plus intégriste de l’islam (ce qui n’exclut pas que tel de ses courants puisse en faire le marqueur d’une provocation identitaire), mais si le sujet ne crée pas un clivage ‘’religieux’’ là où on a imaginé que celui-ci se tenait, il renvoie à un problème extraordinairement complexe dans une république qui, au-delà de l’invention des principes dont procèdent les règles du jeu de la laïcité et de la neutralité de l’État, a corrélé liberté de conscience et paix civile à la définition qu’elle s’est donnée en tant que nation : à la fois une et indivisible.
Une complexité qui déborde très amplement tous les points de droit qui ont nourri la controverse. Certes, les arrêtés municipaux pris contre le port du burkini sont ce que le Conseil d’Etat, rappelant en l’espèce sa jurisprudence protectrice, en a dit : « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales » (illégale en ce qu’aucune menace pour l’ordre public d’un niveau de gravité suffisant pour justifier l’interdiction n’est avérée). Certes, ils répondent à une intention de discrimination et de stigmatisation de nos compatriotes musulmans, ou au calcul démagogique de complaire aux franges qui rejettent le plus compulsivement l’islam et toute apparence d’une origine maghrébine. Et certes, il y a bien un conflit de droit entre l’égalité républicaine et le respect des différences.
Qui les déborde ou, plutôt, qui les attache au seul enjeu pertinent : au regard des deux piliers de la République que sont d’une part, son unité et son indivisibilité et d’autre part, la souveraineté nationale dont nulle section du peuple ne saurait s’attribuer l’exercice, aucune place ne peut être consentie à quelque communautarisme que ce soit, ni à aucune prétention identitaire ou identitariste qui émanerait d’une revendication de type communautaire. Qu’il s’agisse d’imposer à la Nation une législation dictée par une prétendue communauté ou identité, ou d’édicter au sein des mêmes prétendues entités une loi – ou une coutume tenant lieu de loi – propre à celles et ceux qui s’en reconnaîtraient membres ou auxquels il serait assignés de se considérer comme tels. Il ne sera jamais suffisamment rappelé que la France républicaine ne reconnaît qu’une seule communauté : la nation. Et qu’elle ne connaît que des citoyen(ne)s libres vivant sous une loi commune démocratiquement établie.
Là sont bien les termes du problème qu’il va falloir résoudre avant que les rejets et les séparatismes que produisent conjointement l’ignorance civique, la désespérance économique et les fractures sociales, et qui se nourrissent de toutes les formes de xénophobie et de racisme, ne mènent à des replis fortifiés par la haine et le fanatisme, à des ghettoïsation irréductibles - subies ou revendiquées - et au total à des déchirements irréparables : on vise ici bien sûr, non pas uniquement les attaques terroristes, mais bien plus largement le risque d’une progression inexorable des phénomènes de ségrégations susceptibles d’aboutir à l’émergence d’un contexte de guerre civile. Avec sans doute en premier lieu la perspective d’émeutes urbaines de plus en plus violentes, à l’instar de celles que l’Amérique a connues et connaît de façon récurrente.
Un problème qui nous confronte à l’intégration/assimilation de ce fameux ‘’islam de France’’ - ou plutôt, pour en donner la spécification adéquate, à l’appropriation pleine et entière de la citoyenneté par tous les Français musulmans. Une question qui ne se pose pas sous l’angle de la liberté et de la pluralité confessionnelles - les droits proclamés par la République garantissent celles-ci, et tout autant ce principe capital, valant pour tous les cultes, qui veut qu’aucun droit ne soit jamais absolu, sauf à ce qu’il devienne tyrannique à l’encontre des autres droits. Un principe que complète la notion de civilité qui commande la juste mesure de tact et de discrétion à mettre dans l’identification de ses croyances que l’on projette dans l’espace public, afin notamment de ne pas faire apparaître sa co-citoyenneté comme une adhésion secondaire ou subalterne.
Mais une question qui s’impose dans les termes du défi que soulève toujours la coexistence dans une même société de deux systèmes de pensée ou de valeurs antagonistes : un défi qui se dessine en l’espèce face à un système qui, dans ses références, se caractérise par son origine et sa nature patriarcales, avec les conséquences atteignant l’abominable qui découlent pour les femmes de cette origine et de cette nature - conséquences dont il va de soi qu’elles sont totalement et définitivement intolérables par la République -, et qui se trouve comme transporté dans une société configurée sur les normes des démocraties européennes.
Un défi que les pessimistes regarderont en rappelant le peu de raison que fournit l’Histoire d’espérer une issue heureuse à vue humaine (qu’on songe, pour deux systèmes de foi et de valeurs dont l’antagonisme aurait pu paraître relativement circonscrit, i.e. Catholiques versus Protestants, aux décennies de guerre civiles et aux siècles de persécutions et d’affrontements croisés qui les ont opposés …).
Les optimistes n’auront, eux, pas grand-chose d’autre à avancer que l’espoir toujours un peu présent dans la formule « Laisser du temps au temps ». Formule qui vaut si, et seulement si, on fait du temps l’allié de ces trois forces inséparablement requises pour faire prévaloir une citoyenneté de raison, que sont l’intelligence, la générosité et la volonté politiques.
Didier LEVY
Publié par le blogue penserlasubersion – 28.08.16
Dans D’HUMEUR ET DE RAISON