La démocratie et l’Évangile ne peuvent vivre qu’en milieu ouvert

Publié le par Garrigues et Sentiers

Dans un article publié par le journal Le Monde, le philosophe Abdennour Bidar, membre de l’Observatoire national de laïcité et du comité de rédaction de la revue Esprit, constate que le point commun de toutes les crises contemporaines est une crise du lien. Les liens avec notre intériorité, avec la nature, avec les savoirs, avec la citoyenneté politique sont aujourd’hui en cause : « À la place de ces liens brisés prolifèrent hélas tant d’autres liens, maudits, qui étranglent : je pense aux chaînes mondiales de l’exploitation économique et à tous les autoritarismes politiques ou dominations religieuses. Prenons enfin conscience de cette crise généralisée du lien. Sinon ? On continuera à n’avoir aucune prise suffisante sur ce qui nous arrive ». Abdennour Bidar nous invite à rejoindre les « tisserands » d’un nouveau paradigme sociétal, « les premiers à avoir trouvé une foi inédite – une foi post-religieuse et post-politique en une société humaine où l’idéal personnel de vie spirituelle et l’idéal collectif de progrès social se rencontrent »1.

Cette problématique du lien est au cœur du projet des religions comme des programmes politiques. Il s’agit bien chaque fois du lien des hommes entre eux et de celui de chaque homme avec la transcendance. Or, religions et politiques sont aussi en crise. Trop souvent, le lien avec la transcendance a été vécu comme un repli par rapport à un monde jugé mauvais, tandis que beaucoup de gestionnaires de l’économie et de la politique invitaient à ne pas se perdre dans ce qu’ils appelaient des arrière-monde pour affronter l’horizontalité de notre destin commun.

Plus que jamais, l’articulation de la vie des démocraties et des cheminements spirituels conditionne la sortie des impasses que connaissent nos sociétés. Dans son dernier ouvrage2, l’écrivain et théologienne protestante Marion Muller-Collard aborde de front cette question. Suite à sa rencontre avec Jo Spiegel, homme politique très engagé dans la citoyenneté locale, elle écrit ceci : « Ce qui m’a fascinée dans nos échanges avec Jo, ce sont les analogies entre les maladies de la foi et les maladies de la vie politique. J’entends, dans ma lecture de la Bible, un Dieu qui partage avec nous le pouvoir, qui nous en croit dignes, qui nous désire responsables et je nous vois préférer construire une Église qui invente des dogmes, des hiérarchies, des spécialistes (...). Il n’y a pas plus de spécialistes de Dieu que de spécialistes de la fragilité des affaires humaines. Ce sont de grandes affaires qui ne s’abordent qu’à plusieurs. Tous les plusieurs. Jo dit que la démocratie n’est pas, elle naît. Elle est toujours à mettre au monde. J’ajoute que l’Évangile aussi, et c’est en cela que le christianisme ne peut pas être une religion. La démocratie et l’Évangile ne peuvent vivre qu’en milieu ouvert. C’est ce qui fait, à l’un comme à l’autre, leur fragilité. Mais c’est ce qui conditionne leur puissance et leur pertinence. En démocratie comme en Évangile, il faut être toujours prêt à se laisser déranger et à se mettre à l’écoute d’autre chose que soi ». Et elle ajoute : « Un véritable homo politicus est celui qui fait émerger, en chaque citoyen, un autre homo politicus. Nos dirigeants politiques font de la politique, et moi j’aimerais plutôt qu’ils fassent de moi une femme politique »3.

Bernard Ginisty

1 – Abdennour Bidar : Ils tissent déjà l’avenir, journal Le Monde du 20 août 2016, p. 8. Sur ce sujet, l’auteur vient de publier : Les tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde, éditions Les Liens qui Libèrent (LLL), 2016. Abdennour Bidar est docteur en philosophie et auteur de nombreux ouvrages dont entres autres Self islam : Histoire d’un islam personnel, éditions du Seuil 2006, L’Islam sans soumission : pour un existentialisme musulman, éditions Albin Michel 2012, Comment sortir de la religion, éditions La Découverte 2012, Lettre ouverte au monde musulman, éditions LLL 2015.
2 – Marion Muller-Colard : Le Complexe d’Elie. Politique et spiritualité, éditions Labor et Fides, petite bibliothèque de spiritualité, 2016
3 – Marion Muller-Colard : Mettre de la transcendance dans le politique, entretien paru dans l’hebdomadaire Réforme du 28 avril 2016

Publié dans Signes des temps

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article