De la « coquetterie de l’impossible » à « l’art du possible »

Publié le par Garrigues et Sentiers

Dans une époque où la France s’interroge sur son identité, connaît la peur du déclassement et doute de la capacité des hommes politiques à faire face à cette situation, le petit ouvrage publié sous la direction d’Éric Fottorino, écrivain et journaliste qui a dirigé le quotidien Le Monde de 2007 à 2011, intitulé Le malaise français1, me paraît d’une grande utilité. Constitué de communications ou d’entretiens avec des écrivains, des journalistes, des universitaires, des responsables économiques et politiques, il ouvre des espaces multiples à la réflexion et à l’action.
Un des fils conducteurs de ce désenchantement est analysé ainsi par l’écrivain Christian Salmon : « La scène politique a acquis avec l’explosion d’Internet et les chaînes d’info en continu le caractère d’une danse macabre au cours de laquelle l’Homo politicus se dépouille un à un de ses pouvoirs, de ses attributs, de son prestige, de sa majesté et perd jusqu’à sa dignité… (Berlusconi, DSK, Sarkozy, Hollande) (…) L’incarnation de la fonction présidentielle a cédé la place à l’exhibition de la personne du président »2.

Cette théâtralisation de la fonction présidentielle, orchestrée par les médias, va de pair avec le progrès de ce que le sociologue Robert Castel appelle « l’insécurité sociale » définie ainsi par la sociologue et politologue Nonna Mayer : « Le passage à la société postindustrielle, puis la fin de la croissance sont venus brouiller les frontières de classe. Le chômage de masse a fragilisé le monde ouvrier. Les inégalités de revenus ont augmenté, aggravant le décalage entre riches et pauvres. Des formes de travail atypiques sont apparues, des boulots précaires mal payés, assortis d’une faible promotion sociale.(…) Un nouveau clivage oppose ces « outsiders » sans statut aux insiders, favorisant chez les premiers une désaffection croissante à l’égard de la politique, des partis et des syndicats, vus comme privilégiant les  insiders3.

Dans cette situation, aucune institution, aucun parti politique, aucun personnage emblématique ne saurait dispenser chacun d’entre nous de l’épreuve personnelle des valeurs universelles pour lesquelles il vaut la peine de prendre des risques. D’avoir cru que de simples appartenances pouvaient nous en dispenser conduit au marasme. Il n'y aura de renouveau que par la mise en réseau de la capacité réflexive et militante des citoyens. C'est l'enjeu même d'une société démocratique comme l'expliquait le philosophe, économiste et psychanalyste Cornelius Castoriadis :
« On peut dire qu'une société démocratique est une immense institution d'éducation et d'auto-éducation permanente de ses citoyens, et qu'elle ne pourrait vivre sans cela. Car une société démocratique, en tant que société réflexive, doit faire constamment appel à l'activité lucide et à l'opinion éclairée de tous les citoyens. Soit exactement le contraire de ce qui se passe aujourd'hui, avec le règne des politiciens professionnels, des experts, des sondages télévisuels »4.

L’avenir ne sera fait ni de la répétition ni de la rancœur du passé, il est ce que nous allons commencer ensemble. Alors peut-être que le rêve de l’écrivain Erik Orsenna se réalisera : « Je rêve d’une France qui se donne le courage de la vérité. Courage +vérité = fraternité. Le politique, c’est l’art du possible et non la coquetterie de l’impossible »5.

Bernard Ginisty

1 – Éric Fottorino (sous la direction de) : Le malaise français. Comprendre les blocages d’un pays, éditions le 1/Philippe Rey, 2016. Avec les interventions de J.M.G. Le Clézio, Michel Rocard, Etik Orsenna, Adèle Van Reeth, Alain Finkielkraut, Robert Solé, Gaspard Koenig, Christian Salmon, Henry Hermand, Pierre Nora, Laurent Greilsamer, Alexandre Jardin, Daniel Lebègue, Marcel Gauchet, Natalie Mons, Christian Baudelot, Irène Frain, Aurélie Trouvé, Nonna Mayer, Christophe Guilluy, Jean Peyrelevade, Eloi Laurent, Jérôme Clément.
2 – Id. page 35.
3 – Id. page 75
4 – Cornelius Castoriadis (1922-1997) : La montée de l'insignifiance, Éditions du Seuil, 1996 p.72. Il a été, avec Claude LEFORT, fondateur du groupe Socialisme ou Barbarie.
5 – Éric Fottorino, op.cit., page 19

Publié dans Signes des temps

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L
Qu'il est utile de rappeler qu' «une société démocratique, en tant que société réflexive, doit faire constamment appel à l'activité lucide et à l'opinion éclairée de tous les citoyens. Soit exactement le contraire de ce qui se passe aujourd'hui, avec le règne des politiciens professionnels, des experts, des sondages télévisuels». Et de mettre l'accent sur le fait (qui n'était pas une fatalité) que "l’explosion d’Internet et les chaînes d’info" ont contribué à ce que le bruit l'emporte sur le fond, l'improvisation voire le n'importe quoi sur une analyse réfléchie, et l'énoncé d'approximations et de jugements à l'emporte-pièce sur la formulation d'une opinion contributive à un vrai débat. On pourrait ajouter que le format du "tweet" tend visiblement à s'imposer comme un conditionnement cérébral régissant la communication entre humains des pays "développés". <br /> Autant de constats qui ne sont pas faits pour renvoyer à un trop tentant (et fallacieux) "c'était mieux avant", mais qui cernent les défis auxquels la démocratie moderne doit faire face pour tenir l'ambition de se gouverner par l'intelligence et la raison. <br /> En revanche, l'équation "Courage + vérité = fraternité" peut laisser dubitatif. Les deux premiers termes qualifient la démarche d'un authentique homme d'Etat et produisent une pédagogie civique irremplaçable. Mais la fraternité, elle, ne saurait procéder que d'un progrès collectif qu'on peut qualifier de spirituel - de sorte que c'est déjà beaucoup que d'espérer promouvoir la solidarité, surtout dans un environnement sociétal qui prône frénétiquement la concurrence, la compétition et la performance à tout prix, et qui se donne pour seul projet de tout déterminer sur l'unique critère de l'enrichissement individuel, c'est à dire d'un enrichissement sans bornes des "gagnants". <br /> Observation qui conduit à objecter également contre la pertinence du clivage entre « outsiders » et «insiders» : clivage non contestable sans doute sociologiquement, mais erroné au regard des conséquences politiques qui en sont tirées - au reste, c'est du côté des néolibéraux que cette opposition est exploitée ... avec l'objectif global, et pratiquement avoué, de nous réduire à l'état de société composée exclusivement d'"outsiders" - hors bien sûr les plus riches assurés d'être fortifiés dans leurs patrimoines et leurs privilèges - via l'abolition de tout espèce de statut protecteur. La catégorie à laquelle sont affectés les "insiders" d'aujourd'hui est-elle autre chose, au moins pour un nombre de plus en plus important de ceux-ci, voire pour la majorité d'entre eux, que celle des salariés en attente de basculer dans l'autre groupe, celui grandissant sans fin des précaires ? Des précaires voués à vivre sous la menace de descendre la dernière marche qui les fera tomber dans l'exclusion sociale. <br /> Ce qui ramène à l'objet même de l'article : le désenchantement de la démocratie. En posant, derrière ce désenchantement dont les grandes lignes sont si bien rapportées par Bernard Ginisty, ce qui est peut-être la question, ou l'interpellation, première : à quel degré d'inégalité dans les revenus et les biens, la démocratie cesse-t-elle d'être possible, perd-elle toute signification ? <br /> Didier LEVY
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B
On pourrait dire encore avec Lacan : "L'impossible, c'est le réel" ; ou, dit autrement et sur un registre autre, avec les synoptiques : Mt 19, 26b ou Mc 10,27 ou encore Lc 18,27 ...
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