« Que t’est-il arrivé, Europe ? »
Dans l'élan de renouveau qui les portait, les jeunes révolutionnaires français de 1792 affirmaient : « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Le moins qu'on puisse dire c'est qu’aujourd’hui les débats européens ne sont pas des moments de grand bonheur ou de ferveur. À force de réduire la politique à la gestion économique et financière, l'Europe ressemble au conseil de gestion d'une holding chargée d'optimiser les performances du groupe des pays membres. Et l’on n’entend pas beaucoup la parole des millions de chômeurs et d’exclus des sociétés européennes.
Le vote des Britanniques en faveur d’une sortie de l’Europe acte cette rupture entre des élites pro-européennes et des populations auxquelles la démagogie des décideurs européens a trop souvent présenté l’Europe comme le bouc émissaire de leurs échecs. Le symbole le plus éclatant de cette rupture se manifeste par la juxtaposition de ce vote populaire pour le Brexit avec le Parlement de Westminster où, toutes tendances confondues, 75% des élus sont pour le maintien dans l’Union.
Comment une Europe notariale où chacun défend son pré-carré pourrait-elle constituer une nouvelle frontière pour nos engagements ? Les Européens ne sont plus les colonisateurs et les donneurs de leçons de l'univers. Cela doit-il les conduire à se replier et à perdre le goût de l’ouverture aux valeurs universelles ? L'Europe a-t-elle un projet à proposer, non seulement pour elle-même, mais pour le monde ?
Il faut méditer ces propos de Jean Monnet, un des pères fondateurs de l'Europe, qui écrivait dans ses Mémoires: « Si l'Européen vit concentré sur lui-même, il ne pourra plus, ni pour son propre bonheur ni pour la civilisation, apporter la contribution qu'il a toujours fournie dans le passé, et qu'il ne peut apporter à nouveau qu'à condition de vivre en harmonie avec le rythme du monde qui l'entoure ».
Un peu partout en Europe les fondamentalismes ressurgissent et les partis nationalistes prospèrent. Au niveau mondial se profile un deal Poutine-Trump où la vulgarité le dispute à l’exacerbation des pulsions nationalistes. Comme le note Bernard-Henri Lévy, le Brexit met l’Europe au pied du mur : « Le choix est donc clair : ou les Européens se ressaisissent, ou ce jour sera celui d’une Sainte-Alliance des hussards noirs de la nouvelle réaction trouvant son baptême du Jourdain sur les bords de la Tamise. Ou ils sortent par le haut, c’est-à-dire par des mots forts doublés par un acte majeur, de cette crise sans précédent depuis soixante-dix ans, ou, dans le large spectre qui couvre les langages prétotalitaires modernes où la grimace le dispute à l’éructation, l’incompétence à la vulgarité et l’amour du vide à la haine de l’autre, c’est le pire qui surgira »1.
Le 6 mai dernier, le pape François, lors de la réception du Prix Charlemagne2 pour son engagement européen déclarait ceci : « Que t’est-il arrivé, Europe humaniste, paladin des droits de l’homme, de la démocratie et de la liberté ? Que t’est-il arrivé, Europe terre de poètes, de philosophes, d’artistes, de musiciens, d’hommes de lettres ? Que t’est-il arrivé, Europe mère de peuples et de nations, mère de grands hommes et de grandes femmes qui ont su défendre et donner leur vie pour la dignité de leurs frères ? ». Il terminait son allocution par ces mots : « Je rêve d’une Europe dont on ne puisse pas dire que son engagement pour les droits humains a été sa dernière utopie ».
Bernard Ginisty
1 – Bernard-Henri Lévy : « Étrange défaite à Londres » in Journal Le Monde des 26/27 juin 2016, page 25.
2 – Le Prix international Charlemagne d’Aix-la-Chapelle est un prix décerné depuis 1950 par la ville d’Aix-la-Chapelle à des personnalités remarquables qui se sont engagées pour l’unification européenne.