Cessons de tricher
En mars 2012, alors secrétaire d’État des États-Unis, rencontrait Saoud al-Fayçal,
ministre saoudien des Affaires étrangères (décédé en 2015),
lors d’une rencontre du Conseil de coopération du Golfe.
© FAYEZ NURELDINE / AFP
Le Mal a toujours un coup d’avance. Inspiré de Charles Péguy, cet aphorisme s’applique de façon troublante à l’effroyable tuerie de Nice. Et plus généralement à notre posture face au (supposé) terrorisme. Il ne suffit pas de prendre la pose et de « dénoncer » l’islamisme. Il faut faire attention à ne pas tricher. Cela nous ramène, paradoxalement, à Hillary Clinton. Pourquoi ? Bien sûr, nous souhaitons ardemment la victoire de cette dernière contre l’imprévisible – et dangereux – Donald Trump. Mais pas au prix d’une entourloupe. Qu’est-ce à dire ?
Petit rappel : la vraie matrice idéologique du djihadisme mondial, c’est l’islam dans sa version wahhabite, c’est-à-dire l’Arabie saoudite. Jusqu’alors, on fermait assez lâchement les yeux. Après le massacre du 12 juin à Orlando, Hillary Clinton avait enfin osé évoquer le rôle ambigu de ce royaume, pourvoyeur de fonds destinés aux tueurs djihadistes. « Il est plus que temps, avait-elle dit, que les Saoudiens, les Qataris, les Koweïtiens et d’autres empêchent leurs ressortissants de financer des organisations extrémistes. » Enfin, avait-on pensé, les Américains – qui n’ont plus besoin du pétrole arabo-persique – ont le courage d’en finir avec leur complaisance pour les monarchies du Golfe. Hélas, d’autres informations ont immédiatement recadré cette prétendue audace. Elles tiennent en peu de mots : la Fondation Clinton, qui soutient, indirectement, la campagne d’Hillary, est largement financée par… l’Arabie saoudite. La confirmation est venue du prince saoudien lui-même, Mohammed ben Salman al-Saoud (vice-prince héritier). Il a déclaré que l’Arabie saoudite avait versé à ladite fondation « plus de 20% » du coût de la campagne de Madame Clinton. Et cela, « bien qu’il s’agisse d’une femme » (sic). On imagine le parti que les terroristes pourront tirer d’un tel double jeu de l’Occident qu’ils jugent « décadent ».
Gardons-nous pourtant de donner des leçons aux Américains. Nous-mêmes, Français, sommes-nous très clairs dans nos rapports intéressés avec les bédouins multimilliardaires d’Arabie saoudite ? Ce sont nos « nouveaux » amis. Ils achètent nos armes, nos missiles et nos navires de guerre. Alors, nous aussi, nous fermons les yeux. Pour complaire aux Saoudiens, le 4 mars, notre Président a même décoré de la Légion d’honneur le prince héritier Mohammed ben Nayef al-Saoud. L’opposition de droite, soucieuse elle aussi de favoriser nos industries d’armement, n’aurait sans doute pas agi différemment. Et alors ? Réfléchissons d’abord à notre propre responsabilité de citoyen. Avons-nous protesté assez fort contre cette priorité indécente accordée aux gros sous ? Pas sûr. Gardons en mémoire la remarque sans appel du juge Marc Trévidic, ancien responsable du pôle antiterroriste de Paris, après les attentats du Bataclan : « Proclamer qu’on lutte contre l’islam radical tout en serrant la main au roi d’Arabie saoudite revient à dire que nous luttons contre le nazisme tout en invitant Hitler à notre table. »
Certes, les Saoud ne sont pas tout à fait Hitler. N’empêche ! Leurs bombardements aveugles des chiites au Yémen sont d’une rare sauvagerie. Au fait, pourquoi parle-t-on si peu de cette guerre que mènent nos « amis » ?
Jean-Claude Guillebaud, journaliste, écrivain et essayiste, pour La Vie