La laïcité à l'œuvre
Notes de lecture de Jean-Pierre Reynaud, adhérent de l’association des Chrétiens dans l’Enseignement public (CDEP), sur la deuxième partie de l’étude d'Edmond Vandermeersch, « Mémoire de l’action pour la laïcité » publiée dans Bibliothèque Michel Duclercq (n° 60 de décembre 2014). Les additifs de J.P.R. sont entre crochets et en caractères réduits.
La Ligue de l'Enseignement et le fait religieux 1984-1990
L'opinion catholique en France se félicite de l'évolution de la laïcité depuis une vingtaine d'années [ce texte est écrit en 2014]. Les raisons de cette évolution sont multiples. Je voudrais, dans ces quelques pages, rappeler la part déterminante que la Ligue française de l'Enseignement et de l'Education permanente (LFEEP) a prise dans cette évolution.
Les antécédents
Le mensuel de la Ligue, Les idées en mouvement, indique en 1988 : « La Ligue soutient le CNAL (Comité National d'Action Laïque) mais s'engage sur des chantiers annexes (l'éducation populaire, l'éducation permanente, le socioculturel, la vie associative) (…) À la Ligue, le débat interne commence à changer de cap, d'abord timidement et en restant dans le cadre du CNAL, puis de plus en plus en distanciation voire en rupture avec les thèmes et les contenus de la longue période précédente. » [antérieure à 1998].
Dès sa fondation en 1866 par Jean Macé, la Ligue s'est préoccupée autant de l'environnement de l'école que de l'école elle-même. « Car l'école ne vit ni par elle seule ni pour elle seule.
Au Congrès de la LFEEP en 1982 : deux propositions iconoclastes, dont celle-ci : « l'élargissement du champ des connaissances dispensées par l'école, sans exclusive, aux philosophies, aux idéologies, aux religions. »
[L'auteur poursuit] J'ai personnellement vérifié combien les changements de conditions de l'éducation jetaient des ponts entre le monde laïque et l'espace du religieux. (…) La revue [de la Ligue] Pourquoi ? s'intéressait au phénomène religieux comme élément de culture en France et dans d'autres civilisations.
Le jeu des relations
Jean-Louis Rollot, Secrétaire général de la Ligue savait d'où je venais [de la Direction de l'Enseignement Catholique]. Il me confia combien il était convaincu que la querelle scolaire et ses enjeux limités étaient dépassés (…) Dès lors que la démarche éducative s'adressait massivement à des adultes, les risques de conditionnement des consciences par les religions ne pouvaient plus être considérées comme à l'école.
En 1988, l'Encyclopaedia universalis publia un Atlas des religions. Plusieurs enquêtes, débats... Tout cela avalisait aux yeux des spécialistes le statut du « phénomène religieux » comme fait de culture qui échappait aux préventions laïques aussi bien qu'aux monopoles confessionnels. (…) Dans l'Amérique indienne comme dans la France du Poitou du XVIIe siècle ou dans les banlieues d'aujourd'hui, la religion ne peut être ignorée du sociologue ou de l'historien : source de comportement, elle est un phénomène culturel à étudier comme tel.
Pour ma part, j'entretenais de bonnes relations avec la plupart des dirigeants de CNAL [Comité National d'Action Laïque].
Le contrecoup de 1984
[année de la manifestation massive des partisans de l'Enseignement Catholique à Versailles]
La Ligue n'est pas en pointe dans la guerre scolaire. Cette attitude en retrait (…) va la placer dans des conditions favorables pour engager une réflexion renouvelée sur la laïcité : « Nous refusons de nous entêter dans la stratégie mise en échec ces trente dernières années [vis-à-vis des établissements confessionnels]. Ceci nous amène à constater (…) leur intervention complémentaire dans le dispositif national d'éducation sous la condition qu'ils respectent scrupuleusement les mêmes droits et les mêmes devoirs que les établissements publics. »
La question scolaire ainsi pacifiée, la Ligue va s'employer à définir la laïcité par des objectifs citoyens qui étaient ceux de ses origines. Dans ce but, elle ira à la rencontre des adversaires de la veille, les catholiques, pour donner à la laïcité des traits républicains plus qu'anti-confessionnels. (…) Rallier les démocrates inquiets de la montée du néo-libéralisme qui soumet la société aux lois du marché.
Automne 1984, premier signe de ce rapprochement : la Ligue participe à un cycle de conférences au Centre Sèvres : « Laïcité et religions dans une société pluraliste ». Texte de présentation : « Il s'agit de remonter aux sources de la laïcité et de vérifier sa légitimité, son ou ses sens actuels. Il s'agit réciproquement de marquer la place, la signification et la légitimité de la religion dans une société de fait laïque et pluraliste » Parmi les conférenciers : René Rémond écrivain catholique, essayiste, Paul Valadier (jésuite).
L'aggiornamento de la laïcité
Dès lors et pendant une dizaine d'années jusqu'à ce que ces perspectives nouvelles sur la laïcité soient reçues sereinement dans l'ensemble de l'opinion, les invitations croisées seront de règle : laïques en milieu catholique, catholiques en milieu laïque.
En 1986, congrès de Lille de la Ligue, sur les bases suivantes : « Le catholicisme, vieil adversaire bien connu, n'inquiète plus guère parce qu'il est affaibli d'une part, mais aussi devenu familier à bien des militants laïques (…) Ils retrouvent des chrétiens pratiquants, fraternellement associés dans les luttes politiques, syndicales ou pédagogiques. »
[C'est le moment de citer telle ou telle expérience de cette époque, illustrant ces rapprochements en idées et en actes. À Marseille, suite à une journée commune entre équipes catholiques et groupes laïques, est mise sur pieds une série de réunions communes, qui ont lieu au siège départemental des Amis de l'Instruction Laïque (autre nom de la Ligue dans le département des B.-du-Rh.) rue Mazagran. Y participent des adhérents des A.I.L., dont deux responsables départementaux et un Inspecteur, des adhérents des Equipes Enseignantes (catholiques), des adhérents d'un groupe de la Libre Pensée, l'autre groupe ayant décliné l'invitation « pour ne pas s'asseoir à côté de chrétiens »... !!! Ces réunions ont duré plusieurs années, ayant agrégé deux musulmans, l'un d'entre eux représentant l'UOIF.
Dans le département des B.-du-Rh., certains instituteurs chrétiens connus dans leur commune (comme moi JPR) furent élus responsables de sections cantonales dans le très laïque syndicat S.N.I. Il faut dire que certaines de leurs aînées institutrices catholiques s'étaient fait remarquer dans les actions communes, comme il est mentionné plus haut, ce qui a facilité les reconnaissances et acceptations des plus jeunes, dont moi-même à l'époque.
On doit également citer une initiative de chrétiens engagés dans la société marseillaise, qui ont organisé au Palais du Pharo le colloque « 1905-2005 Cent ans de laïcité – Des chemins pour l'avenir » soutenu par la Région PACA, l'Académie d'Aix-Marseille, la Maison Méditerranéenne des Sciences de l'Homme, l'IESR, sous la présidence d'Antoine De Gaudemar, Recteur de l'Académie. Les lecteurs de la région retrouveront là des noms connus, tels que Bruno Étienne, Salah Bariki, et des politiques de la région. En plus des interventions, une classe du Lycée Saint-Exupéry nous fit vivre « Cap sur la diversité », d'après un travail de A. Giovannoni et de ses élèves.]
Invitation de l'épiscopat
Les débats et les contacts se sont multipliés durant les années suivantes.
1996 : Le document de l'épiscopat « Lettre aux catholiques de France » reconnaît sereinement le caractère positif de la laïcité à la française.
Travail en commun autour de la laïcité
En avril 1988, la Ligue est invitée à la rencontre nationale des responsables d'Aumôneries catholiques de l'Enseignement Public. Elle le sera systématiquement aux colloques qui se multiplient.
Ces colloques sont l'objet de publications diffusées dans chaque « camp ». En janvier 1989, Gaston Pietri, secrétaire de l'Assemblée des Evêques de France, rédige un « Document de l'épiscopat » qui a pour titre « Vers une expression nouvelle de la laïcité ». Ce texte, destiné aux évêchés, est repris dans un cahier de la Ligue pour information avant son Congrès.
Le cap nouveau de la laïcité
À ce Congrès, on note que « le droit aux racines, – y compris religieuses – doit se conjuguer avec le droit aux options », que « les religions ne sont pas vouées à l'extinction dans un avenir prévisible, que la raison ne rend pas compte de tout, que les voies de l'imaginaire et de la spiritualité peuvent encore donner sens à la vie de bon nombre de nos contemporains, par ailleurs proches de nous par leur attachement aux valeurs de liberté et d'égalité.
Une laïcité fondée sur le refoulement du religieux n'a plus cours à nos yeux. »
1989 : Le groupe de travail Ligue/responsables catholiques poursuit ses réunions. Les membres participent à de nombreuses journées organisées en province conjointement par les instances régionales de la Ligue et les diocèses.
Ambiance pacifiée
Les années 1990 : le rapprochement des personnes et des idées est accompli. La manifestation du 14 janvier 1994 contre la Loi Falloux a indirectement conforté les tenants de cette conception ouverte de la laïcité.
[Le long des boulevards parisiens s'est étirée ce jour-là, dans la froideur d'un crachin incessant, le long défilé du peuple de gauche. Sous la banderole « CHRÉTIENS ÉCOLE LAÏQUE » nous étions nombreux. À noter que dans les derniers mètres, sur le Cours de Vincennes, ont surgi des adhérents de la Fédération anarchiste, qui avaient « essuyé » le froid hivernal bien blottis dans leur camionnette... Mécontents sans doute du mot « chrétiens » dans un tel lieu, ils voulurent s'en prendre à notre banderole ; nous l'avons protégée et tout s'est passé sans violence. Comme quoi la laïcité présente des visages divers... ! Le projet de législation fut repoussé.]
Par son succès et son impact dans l'opinion, elle a montré aux laïques que l'évolution des mentalités sur la laïcité ne menaçait nullement les principes fondamentaux qui sont la base de la laïcité institutionnelle française. Elle a dissuadé certains, du côté catholique, notamment parmi les évêques, de réclamer une modification des lois de séparation. Enfin elle a été, pour les défenseurs de la laïcité, une revanche symbolique de la défaite publique de 1984.
Les objectifs nouveaux de la laïcité
Côté épiscopat, en novembre 1994, la Lettre aux laïques de France (texte officiel de la Conférence épiscopale adressée à tous les catholiques de France) s'exprime encore, avec la prudence qu'on connaît aux textes ecclésiastiques, mais c'est pour faire passer en douceur un message explicite : « La séparation de l'Église et de l'État, après un siècle d'expérience, peut apparaître comme une solution institutionnelle qui, en permettant de distinguer ce qui revient 'à Dieu' et ce qui revient 'à César' offre aux catholiques de France la possibilité d'être des acteurs loyaux de la société civile. Affirmer cela revient à reconnaître le caractère positif de la laïcité, non pas telle qu'elle a été à l'origine lorsqu'elle se présentait comme une idéologie conquérante et anti-catholique, mais telle qu'elle est devenue après plus d'un siècle d'évolutions culturelles et politiques : un cadre institutionnel et en même temps un état d'esprit qui aide à reconnaître la réalité du fait religieux chrétien dans l'histoire de la société française. »
Des relations cordiales mais discrètes
En ces années 1990, presque un siècle après son installation comme fondement de la République, la laïcité n'est plus perçue comme une machine de guerre pour les uns, comme une idéologie diabolique pour les autres. Elle est reconnue, des deux côtés des frontières idéologiques, comme ce qu'elle prétendait être à l'origine, une règle juridique du vivre ensemble démocratique, une source de paix et de sérénité dans l'espace public ouvert au débat.
À la rencontre d'un nouvel humanisme
Le temps me semble venu pour qu'un tel mouvement s'opère à partir des hommes et des femmes, nos proches, que l'on appelle encore « incroyants » « agnostiques ». Beaucoup de ceux que j'ai rencontrés récusent ces termes réducteurs. Ils s'affirment croyants, mais croyants en l'homme, croyants précaires et en recherche. Avec eux, il est souhaitable que se poursuive et se confirme le dialogue au-delà des accords de bon voisinage. Le pape Paul VI, en 1965, écrivait dans l'Encyclique Ecclesiam suam que l'Eglise doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. Le Concile [Vatican II] avait affirmé que « l'Église a besoin de l'apport de ceux qui vivent dans le monde, qui en épousent les formes mentales, qu'il s'agisse de croyants ou d'incroyants » (Gaudium et spes). N'est-ce pas encore vrai aujourd'hui ?
Michel Duclercq
Michel Duclercq, prêtre du diocèse d'Arras, a été le fondateur et premier aumônier national des Équipes enseignantes en 1942 (Chrétiens dans l'Enseignement Public). Sa bibliothèque personnelle était d'une telle richesse et d'un telle densité que des membres de ces Equipes, coordonnés par le philosophe Guy Coq, lui-même issu de ses rangs, ont créé cette structure, accueillie depuis par l'association CDEP.