Du royaume biblique à la république laïque... l’exemple du judaïsme
Notre contribution s’inscrit au croisement de l’histoire religieuse et de l’histoire politique.
Certains auteurs contemporains, comme par exemple le philosophe Emmanuel Levinas, ont suggéré audacieusement des « passerelles » entre culture hébraïque et laïcité. Nous y reviendrons. Pour l’historien, parler d’une « laïcité biblique » relayée par la tradition rabbinique ne peut relever que de l’anachronisme, sauf à bien poser des catégories pouvant formellement se faire écho, en en contextualisant la portée.
La tradition juive pense la séparation des pouvoirs, et notamment celle fondamentale de la prêtrise (le « religieux »), et de la royauté (le « politique ») tout comme celle du pouvoir judiciaire et de la prophétie ; celle-ci est l’anti-pouvoirs par excellence. La référence commune qui transcende chacun d’eux néanmoins reste la Torah « révélée ».
Par ailleurs, la tradition juive à partir notamment de l’idée de l’inconnaissabilité du Nom divin, reconnait une forme de « neutralité » religieuse, pour reprendre le concept majeur de la laïcité : d’où certains textes bibliques indiquant clairement qu’à leur manière tels personnages (Melkitsédek) ou cultes païens (sans sacrifices humains), reconnaissent l’Eternel. Dieu ne proclame-t-il pas dans Malachie 1,11 que Son « Nom est glorifié du levant du soleil à son couchant » ? Au Temple de Jérusalem on faisait des sacrifices pour les nations de la terre, ou on acceptait certains des leurs.
Le Talmud (3e-7e siècle) prolongera cette intuition en déclarant audacieusement qu’« il y a un reflet du divin jusque sur le bois des idoles » ou que quiconque rejette l’idolâtrie « peut être appelé Juif »… Enfin, « tout juste parmi les peuples a droit au monde futur ».
C’est que la tradition rabbinique élabore une voie de « salut » pour les nations, même si un non-juif peut choisir celle du « peuple-saint », dit « élu » mais en acceptant de suivre les 613 commandements qui accompagnent cette élection (d’où un surcroît non de privilèges mais de devoirs, et d’où le constant désir d’Israël dans la Bible de « déserter » cette lourde vocation). La voie de « salut » pour les peuples est fondée sur les lois dites des « fils de Noé » qui, dans une certaine mesure pourraient recouper ce que nous appelons le droit naturel : interdit du meurtre, du vol, de l’inceste, de la souffrance animale, de l’idolâtrie, obligation d’avoir des tribunaux,… Emmanuel Levinas les met en relation avec la notion de laïcité1.
Le Talmud penserait, comme celle-ci, « à un statut religieusement neutre, à un être humain sans culte et qui n’est pas pour autant spirituellement mutilé ». Pour les pères fondateurs de la laïcité il ne s’agissait en aucun cas d’évincer Dieu ou le religieux, mais de le situer à sa juste place, qui ne saurait être celle de l’exclusivité ou du monopole politique ou religieux. Refus d’un religieux qui pourrait courir le risque du sacré, c’est-à-dire de l’idolâtrie d’une croyance, ou d’une représentation. Voila pourquoi le Nom de Dieu, et Benoît XVI a redécouvert cette prudence juive, ne doit être ni prononcé (on ignore d’ailleurs sa vraie vocalisation), ni écrit, ni Dieu représenté. On comprend pourquoi dans l’Antiquité on disait des Juifs qu’ils étaient sans Dieu : ils se référaient à un Dieu indicible et irreprésentable. Pour Emmanuel Levinas mieux vaut pour le judaïsme courir le risque de l’athéisme plutôt que de l’idolâtrie.
L’éthique serait la modalité transcendante pour accéder à Dieu : ainsi « connaître Dieu serait faire droit au pauvre et au malheureux », Jérémie 22,16. Primat donc de l’éthique et de la justice sur telle ou telle forme de foi, ou de théologie, cette intuition hébraïque rejoint une intuition que développera la Révolution et la République : il y aurait un creuset commun de valeurs dans lequel se reconnaîtrait tout un peuple, un « laïos », et qui à la fois inclurait et dépasserait toutes les croyances. On pourrait appeler cela les Droits de l’Homme, ou dans le Talmud le Derekh erets, c’est-à-dire la voie des hommes sur terre, qui, pour la tradition a précédé la Torah (chronologiquement) et la précède conceptuellement. C’est-à-dire que si l’accomplissement d’un précepte de la Torah conduit à la mise en cause des principes de la convivialité humaine, cela est considéré comme « une profanation du Nom divin ».
Séparation des pouvoirs, neutralité face aux religions (sauf si elles bafouent au nom de l’idolâtrie ou de l’exclusivisme de leurs doctrines les « droits de l’homme »), communauté de valeurs éthiques (on dirait aujourd’hui fondatrices du « vivre-ensemble ») primant sur les doxa religieuses de chacun, voilà des intuitions parallèles entre tradition juive et laïcité, avec toute la prudence qui s’impose comme nous l’avons dit dès le départ eu égard aux anachronismes.
Mais si du point de vue théorique des rapprochements peuvent être faits, quels seront les effets dans l’histoire du rapport entre judaïsme et laïcité ? Jusqu’à la modernité, et plus précisément l’octroi des droits de citoyens aux Juifs (la France ouvrant la voie en Europe en septembre 1791), ce que l’on appelait les Nations juives (alsacienne, portugaise, etc.) étaient organisées en communautés autonomes et gérées par leurs propres tribunaux (sauf pour ce qui relevait du droit pénal et des impôts qui relevaient du pouvoir régalien du pays d’accueil). La société juive était sensée illustrer le projet biblique d’être un « peuple saint ». La frontière entre « laïcs » et « clercs » théoriquement n’existe qu’au niveau de la distinction des pouvoirs, mais non dans la prétention au savoir.
En effet, selon le récit biblique, puisque c’est tout le peuple qui a entendu « les Dix Paroles » au Sinaï, c’est lui qui, sans exclusive, doit en être le dépositaire pour en étudier les implications (l’étude est une obligation « religieuse ») et en assurer la transmission. Après la disparition du Temple, les Kohanim/ « Prêtres » qui n’y avaient qu’une fonction sacrificielle, perdent cette fonction. Dès lors le projet originel instituant dans la Bible tout le peuple comme « peuple de prêtres » s’impose dans les faits, la table juive et ses rites alimentaires, la liturgie quotidienne, deviennent les substituts du Temple. Chacun peut officier à la synagogue (qui existe déjà à l’époque du Second Temple), des Maîtres, rabbins exerçant des petits métiers, vont assurer, avec le Talmud notamment, la transmission.
Ce n’est qu’au Moyen-âge que le rabbinat va s’institutionnaliser sans pour autant devenir un « clergé » dépositaire exclusif du culte et du savoir, les érudits non rabbins participant de sa transmission dans des Académies talmudiques ou Yéchivot. Aussi ne trouvera-t-on pas une distinction du même type que dans l’Eglise entre clercs et laïcs, puisque la finalité de la société hébraïque est d’embrasser dans le domaine de la « sainteté » tous les aspects du monde « profane » depuis le lit de justice jusqu’au lit conjugal…Le rabbin est un Maître, pas un intermédiaire entre Dieu et les hommes comme dans l’Église catholique, puisque Dieu a proclamé les « Dix paroles » au Sinaï sans médiateur, Moïse prenant le relais après. Les « laïcs » seront des notables chargés de la gestion de la communauté, les rabbins assumant la fonction judiciaire et la supervision de ses activités spirituelles et cultuelles.
Avec la modernité, et l’octroi de la citoyenneté, un bouleversement majeur va s’opérer. Les grandes communautés, notamment celles majoritaires très pieuses de l’Est de la France vont insister dans leurs Adresses à l’Assemblée nationale en août 1789 pour garder leurs structures communautaires. Il y aurait sans celles-ci, déclarent-elles, risque de chaos, les fidèles étant désorientés par la perte de leurs cadres et repères bimillénaires. Ce serait donc « pour être de meilleurs citoyens » que devrait être conservée l’autonomie des communautés (Mirabeau deux ans auparavant avait écrit un essai publié à Londres sur Moses Mendelssohn dans lequel il soulignait que le respect des sociétés minoritaires par la société majoritaire ne pouvait être que lui être profitable car elle bénéficierait de leur gratitude).
Finalement le vœu de ces communautés ne sera pas suivi. Il allait à l’encontre de la compréhension révolutionnaire pré-jacobine de l’idée de Nation et du statut des minorités en 1791. Or pour les Juifs de l’époque majoritairement attachés à leurs traditions, la fin de l’autonomie de chaque Nation induisait aussi le risque immédiat que celle-ci ne puisse plus avoir les moyens juridiques de faire contribuer ses membres au remboursement de ses dettes. Le risque était grand aussi d’une « dilution » dans la société chrétienne par un processus de déjudaïsation et d’« assimilation ».
Ces craintes seront vite justifiées sans que pour autant disparaisse toute trace de discrimination : la Révolution qui aura attendu deux ans après la Déclaration des Droits de l’Homme pour « émanciper » les Juifs, à la différence des autres cultes et corporations ne nationalisera jamais les dettes des communautés, et Napoléon ne fera pas du culte « israélite » un culte salarié (il ne le sera qu’en 1831). Par ailleurs avec notamment l’arrivée à Paris au 19e siècle de milliers de Juifs, on assistera en quelques décennies à la déjudaïsation redoutée par les rabbins. Leurs discours en attestent amplement.
Cependant dès le milieu du 19ème, et surtout avec le Second Empire l’intégration et la promotion sociale des Juifs est remarquablement engagée.
Il est clair que la République et ses principes de laïcité ont été accueillis avec enthousiasme par la grande masse des Juifs, même s’ils n’avaient pas eu à se plaindre des régimes antérieurs. Mais la République laïque était le garant d’une protection et d’une neutralité à une époque où l’Eglise restait un vecteur virulent d’un anti-judaïsme traditionnel qui accompagnait l’émergence de l’antisémitisme moderne.
Lorsque les lois laïques apparaîtront, les Juifs, en particulier les rabbins, seront partagés entre leur culte fervent de la patrie, produit de l’idéologie du « franco-judaïsme » consécutive à l’octroi de la citoyenneté par la France, et certaines interrogations. Prenons précisément le cas des rabbins.
Ainsi en novembre 1881 le Grand- Rabbin de Paris, Zadoc Kahn, dans une Lettre Pastorale déplore la « perte d’honneur » subie par l’instruction religieuse dans l’enseignement public. En décembre le Grand-Rabbin de France Lazare Isidore dans une circulaire à ses collègues fait état de la protestation qu’il a émise devant la commission du Sénat sur la laïcisation des cimetières.
Un autre rabbin, en 1889, lors des commémorations du Centenaire de la Révolution, parlera d’une « liberté mal comprise » qui a abouti « à un judaïsme laïc qui veut unir dans un culte mondain les enivrements de la terre » avec « ceux du ciel »2.
Voilà pour le discours officiel. Mais en privé, les réserves pourront se formuler plus nettement. Ainsi dans une correspondance en 1880 Lazare Isidor redoute que les écoles laïques facilitent les mariages mixtes3, facteurs de dilution de l’« identité ».
Le Grand-Rabbin d’Oran dira même que l’antisémitisme de la fin du 19e serait « l’expiation » des fautes de l’irréligion des Israélites émancipés et sécularisés.
C’est en Algérie précisément que se situe une affaire qui fit un certain bruit dans la presse algérienne et métropolitaine de l’époque. Le rabbin Stora de Bône fut accusé d’avoir fait un sermon « antipatriotique » en juillet 1892, en déclarant que « l’enseignement français était inutile, nuisible ». Dans une lettre adressée au Consistoire central en septembre, il affirme que ses propos ont été déformés par rancune personnelle et qu’il aurait dit que « sans l’instruction religieuse la morale laïque peut-être inefficace ». Il précise que « tous les sermons des prêtres tournent autour de ce pivot (…) Ce que l’État et la loi réprouvent (…) c’est la critique dans un but hostile ainsi que se le permettent certains prêtres (…) ». Il souligne que s’il était « adversaire de l’instruction française, c’est son devoir de lutter, de résister (…) au risque de perdre son avenir ». Il faut souligner que le rabbin Stora appartient à ce corps de rabbins algériens orthodoxes soutenus par la majorité de leur communauté. Celle de Bône (à l’exception des « dénonciateurs ») envoie télégrammes et pétitions au sous- Préfet ou au Consistoire en sa faveur.
Sa lettre est intéressante. Sans doute pour lui la morale religieuse doit primer sur la morale laïque qu’elle doit avoir comme support. Mais si prêtres et rabbins sont unis face à l’irréligion et aux lois laïques, il ne saurait être question d’une solidarité politique. Les Juifs savent ce qu’ils doivent à la France issue de la Révolution face à une Eglise qui les humilia, persécuta sous l’Ancien-Régime, n’accepta pas leur émancipation, et dont l’antijudaïsme persiste sous la République. C’est cette Église qui, dans un premier temps soutiendra Vichy, et ne réagira guère lors de la promulgation des Statuts des Juifs, se ressaisissant dans de nombreux cas au moment des rafles.
Concluons sur « l’affaire Stora ». Le Consistoire, tout en reconnaissant une maladresse de Stora, ne souhaitait pas de sanction significative à son égard qui aurait accrédité un antipatriotisme de sa part, aussitôt exploité par les antisémites. D’ailleurs cette « affaire » n’eut un tel écho qu’à cause du climat violemment antisémite de ces années -là (qui s’accompagna de morts d’homme en Algérie au moment de l’Affaire Dreyfus), car comme le disait Stora certains prêtres tenaient un discours bien plus critique.
D’ailleurs le sous-préfet reconnut que le propos du rabbin n’impliquait pas d’« hostilité » contre l’enseignement de l’État. Mais il ne pouvait « l’amnistier » totalement vu que Stora lui-même admit que certains de ses propos avaient dépassé sa pensée. Aussi, devançant une mesure dont il ignorait si elle allait seulement le muter ou le révoquer, le rabbin envoie au Consistoire le télégramme suivant : « Mon crime : prononcé discours trop religieux. Préfère démissionner »4. Cette affaire dont seul le climat antisémite, nous l’avons dit, explique la publicité témoigne néanmoins du malaise de certains rabbins pris entre leur ferveur patriotique sans faille et leurs convictions religieuses.
Le processus de laïcisation se parachèvera avec la loi de Séparation de l’Église et de l’État. Elle fut acceptée sans remous particulier, même si ce fut sans enthousiasme. Une des conséquences redoutées était que les rabbins allaient désormais être dans un rapport de dépendance complet vis-à-vis des notables et que leur autorité, déjà contestée par les juifs « traditionnalistes » d’Algérie influencés par les rabbins « autochtones », le serait davantage, puisqu’ils n’auraient plus le prestige d’être des représentants de l’État.
Ainsi au terme de cette étude, on peut noter qu’en un siècle seulement, le judaïsme dut changer radicalement de paradigme : la « Nation juive » dont tout le vécu et l’organisation sociale devaient selon le projet biblique et la tradition qui l’inspirait en faire un peuple « saint » par « l’incarnation » du spirituel dans le cadre tant des institutions que des moindres détails du quotidien, devint une « confession » privée, « israélite », avec un horizon sociétal désormais sécularisé et laïque.
Jean-Marc Chouraqui
CPAF-TDMAM, CNRS-AMU
1 – Emmanuel Lévinas, Les imprévus de l’histoire, « Laïcité et morale », p. 186, Fata Morgana, 1994.
2 – Grand-Rabbin Michel Weill, dans Benjamin Mossé, La Révolution française et le rabbinat français, Paris 1890, p.222.
3 – Écoles laïques et mariages mixtes, dans Archives Israélites, 1880, pp 211-212.
4 – Affaire Stora, Archives du Consistoire central, Boîte 2E 2