De la représentation à la présence, avec Blondel
L’hospitalité que m’a offerte ces jours-ci un ami, dans son appartement d’Aix en Provence dont le balcon s’ouvrait sur le massif de la Sainte Victoire, m’a donné l’envie de relire un petit chef d’œuvre de celui qu’on a appelé le « philosophe d’Aix », Maurice Blondel. Interrogé pendant de longues heures, en mai 1927, par le rédacteur en chef des Nouvelles littéraires, Blondel suggère à son interlocuteur de l’accompagner sur les « garrigues et sentiers » qui conduisent à son « petit abri comme tout bon Aixois en possède un dans un « cagnard », parmi l’aspic et la farigoule, à l’ombre légère des oliviers et des pins d’Alep »1, sur les pentes de la Sainte Victoire. De cette rencontre est né un ouvrage dans lequel le philosophe invite à ce qu’il appelle « la contagieuse radioactivité d’une pensée personnelle toujours à l’état naissant »2.
Sous le ton de la confidence, Blondel dévoile le cœur de sa démarche : « Je vous confierai un nouveau et grand secret : dans toutes nos pensées, il y a toujours deux sortes de pensée, comme serait un acide et une base (Pardon de cette image dénaturante). D’un côté une représentation qui se développe et s’organise en toute notre vie perceptive, discursive, constructive, par l’expérience sensible, par la science, par l’art, par la métaphysique ; d’un autre côté une présence nutritive, assimilatrice, unitive »3. Voilà pourquoi l’activité artistique et littéraire lui paraît une des voies royales vers la présence de ce qui est : « Bien loin de subir le joug des abstractions, l’activité artistique ou littéraire doit contribuer à nous en libérer : c’est elle, je le répète, qui nous fraie une des avenues les plus pénétrantes d’introduction à l’être : c’est elle qui, concourant à une science du singulier et au progrès, à la sauvegarde de la pensée concrète, épouse et féconde la métaphysique véritable au lieu d’être asservie à une idéologie »4.
C’est par là que l’esprit peut échapper à l’inflation. De même qu’il y a inflation financière lorsque les signes monétaires ne sont plus gagées par des réalités « nos connaissances abstraites et notionnelles sont comme cette monnaie fiduciaire, saine, féconde, indispensable pour faciliter mobiliser, anticiper même les valeurs réelles, tant qu’elle reste sous la conduite d’une judicieuse prudence qui évite de prendre des abstractions utilitaires pour des réalités concrètes »5.
Nous trouvons là le fil conducteur de sa philosophie de l’action : « Elle est très déficiente, pour ne pas dire déviante, la conception d’après laquelle la pratique ne serait qu’une application purement accidentelle et toujours appauvrie d’une théorie qui, de son étage supérieur, ordonnerait »6.
C’est dans la dialectique concrète de la pensée et de l’action que, pour Blondel, s’ouvre les chemins vers la réalité ultime : « Partout nous aboutissons à l’inachevé, sans nous résigner jamais à croire que c’est l’inachevable, sans être autorisé à penser que c’est l’inexistant ou l’intelligible ; et le rôle de la philosophie la plus critique et la plus développée c’est justement d’empêcher les faux achèvements autant que les faux découragements »7.
Bernard Ginisty
1 – Maurice Blondel (1861-1949) : Itinéraire philosophique. Propos recueillis par Frédéric Lefèvre. Éditions Aubier-Montaigne 1966, page 65
2 – Id. page 30
3 – Id. page 107
4 – Id. page 75
5 – Id. pages 119-120
6 – Id. page 172. Il écrit plus loin : « Aussi, loin de désavouer, j’admire ceux de mes élèves et de mes amis qui, sans orienter leur énergie vers les tâches spéculatives, s’inspirent toujours de ces mêmes pensées, en devenant d’autant mieux des hommes d’information et d’action, des agents de liaison et de compréhension » (page 173). C’est pourquoi il salue « la jeune et vigoureuse Société d’Études philosophiques du Sud-Est, récemment établie à Marseille par l’initiative et sous la présidence d’un de nos anciens étudiants les plus doués, l’industriel-philosophe Gaston Berger » (page 66).
7 – Id. page 157