Les cafés caractérisent l’Europe
Un des signes les plus évidents de l’omniprésence de la marchandisation dans nos sociétés se traduit par l’utilisation que nous faisons du mot commerce. Nous l’avons réduit à un échange de marchandises et il ne nous vient plus à l’esprit que ce mot a des significations beaucoup plus riches comme le précise, par exemple, le dictionnaire Robert : « du point de vue social, se dit des relations que l’on entretient avec les personnes ou les choses (Entretenir un commerce d’amitié avec quelqu’un. Commerce de galanterie. Aimer le commerce des livres). Se dit aussi d’une manière de se comporter avec autrui (Être d’un commerce agréable) ». Pour la langue française classique, il n’y avait pas de « commerce » des choses qui ne soit en même temps et d’abord un « commerce » entre les hommes.
Une société démocratique pose le postulat que la solution des conflits entre les hommes relève d’une éthique de la discussion et non d’un rapport de violence. Notre capacité collective à nous écouter avant de nous affronter, à nous comprendre avant de nous caricaturer, à percevoir un point de vue différent comme la chance d’un enrichissement et non une agression, est la source de la vie démocratique. S’il est évident que toute question de société a des aspects techniques relevant de spécialistes, chaque citoyen a droit égal à proposer les valeurs du vivre ensemble qui peuvent seules donner sens aux expertises.
L’exercice de ce droit est parfois qualifié dédaigneusement par les élites de « propos de café de commerce ». Dans un essai particulièrement incisif intitulé Une certaine idée de l’Europe, Georges Steiner, un des écrivains qui incarne le mieux l’humanisme européen, voit dans les cafés une caractéristique fondamentale de la vie européenne : « Les cafés caractérisent l'Europe. (…) Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l'un des jalons essentiels de la notion d'Europe (…). Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète et du métaphysicien armé de son carnet. Il est ouvert à tous et pourtant c’est aussi un club, une franc-maçonnerie de reconnaissance politique ou artistique et littéraire, de présence programmatique. Une tasse de café, un verre de vin, un thé au rhum donnent accès à un local où travailler, rêver, jouer aux échecs ou simplement passer la journée au chaud. C’et le club de l’esprit et la poste restante des sans-abri. Aussi longtemps qu’il y aura des cafés, la notion d’Europe aura du contenu »1 !
Au moment ou plusieurs observateurs nous décrivent une Europe sur le point de succomber sous les coups du retour des nationalismes, des frilosités face aux demandeurs d’asile et de la colonisation de l’économie par les maîtres de la spéculation financière, Steiner nous invite à retrouver dans le modeste commerce de nos échanges le cœur du projet européen : « Nous sommes les invités de la vie. Sur cette petite planète en péril, nous nous devons d’être hôtes ! La langue française a un miracle presque intraduisible : le mot hôte veut dire celui qui vous accueille et vous, qui êtes accueilli. C’est un mot miraculeux. C’est les deux ! Apprendre à être les invités des autres et à laisser la maison où l’on est invité un peu plus riche, un peu plus humaine, un peu plus juste, un peu plus belle qu’on l’a trouvée ! (…) C’est notre vocation, c’est notre appel d’être en voyage parmi les êtres humains, d’être les pèlerins du toujours possible »2.
Bernard Ginisty
Titre original : Le « commerce » de l’hospitalité creuset de l’homme européen
1 – Georges Steiner : Une certaine idée de l’Europe, éditions Actes Sud, 2005, pages 23-26
2 – Georges Steiner et Antoine Spire : Barbarie de l’ignorance, éditions Le Bord de l’eau, 1998, pages 26-27