Michel Delpech : à Dieu l'artiste !
Prenez le temps de lire ce beau témoignage. Nous avons connu et nous connaissons des personnes autour de nous qui ont vécu ou vivent encore cette ‘anomalie’ qu’est le cancer. Quel exemple d’abandon en Dieu que ce qu’il a vécu avant sa mort. Je crois même qu’il est bien de le conserver et de le relire de temps à autre.
Au-delà du charme et de la beauté de ses chansons, voici le message profond, étonnant, lumineux, rafraîchissant, vivifiant, apaisant, doux, réconfortant que Michel Delpech nous laisse en rejoignant le Ciel.
Parole d'homme, parole d'artiste, parole de chrétien. Un cadeau !
o O o
J’ai cru guérir de ce cancer de la langue qui m’a touché en février 2013. Je me suis trompé. Il est revenu. Il y a une guerre au fond de ma gorge. Je me bats, je travaille à guérir. Pour un chanteur, perdre sa voix, c’est la pire épreuve. Depuis l’âge de 18 ans, la chanson est toute ma vie. Deux cents chansons en cinquante ans de carrière, dont trente “tubes”.
Curieusement, alors que je vis pour ma voix et par ma voix, je n’ai pas interpellé Dieu, je ne me suis jamais dit que ce qui m’arrivait était injuste. Peut-être parce que je commence à vivre non plus par ma voix, mais par la foi ? Pour parodier le titre d’une mes chansons – “Le Loir et Cher” –, je dis aujourd’hui : “La foi m’est chère”.
Mon premier cancer avait mis ma vie spirituelle en veilleuse. Je ne pouvais plus lire, ni me nourrir intellectuellement, moi qui suis féru de théologie. Cette rechute me révèle que la vie spirituelle ne se loge pas dans l’intellect, mais qu’elle est la VIE même – la vie de Dieu qui irradie tout l’être, et pas seulement la tête.
Je suis profondément croyant. J’ai vécu un jour un “choc religieux” à Jérusalem, où j’ai rencontré le Christ. Je visitai le Saint-Sépulcre avec ma femme, et là, pressé pourtant par de nombreux pèlerins, soudain, devant le Tombeau, je m’agenouille et me voilà chrétien. Un peu comme Frossard, Claudel, Clavel – d’un coup. En l’espace d’un instant, Jésus est entré dans ma vie, dans mon cœur. C’était très doux. J’ai immédiatement eu la sensation que j’étais sauvé. Tout ce qui m’était arrivé auparavant devenait caduc. La seule chose que je ne remette jamais en doute, c’est l’existence de Dieu.
Je suis d’un naturel plutôt ténébreux, un hypersensible qui s’en fait pour un rien. Je crois savoir où est la sagesse à force de lectures et de rencontres, mais je ne l’ai pas encore trouvée. Or, dans cette chambre d’hôpital, depuis des mois, curieusement, je n’ai jamais été aussi apaisé. Ce “re-cancer” ne m’a pas brisé : je crois qu’il me grandit.
Dans l’épreuve, quelles sont mes consolations ? D’une part, l’amitié. Je n’avais pas réalisé que j’avais autant d’amis. Dans le tourbillon de la vie “du dehors”, la vie quotidienne, nous ne trouvons jamais le temps de nous arrêter pour voir ceux qui nous sont chers, et les années passent, les liens se distendent… Trop bête ! C’est quand ça ne va pas que l’essentiel ressurgit. Et l’amitié fait partie de l’essentiel.
J’ai été soutenu physiquement et psychologiquement par la bienveillance qui m’entoure. L’amour de ma femme, de mes enfants, la tendresse et la compétence du personnel médical et infirmier. On guérit plus vite quand on aime et qu’on est aimé, j’essaierai de ne pas l’oublier.
Curieusement, moi qui suis un gourmand invétéré, je n’ai plus de consolation culinaire. Je n’ai même plus le désir d’une bonne entrecôte avec un verre de Saint-Émilion ! On me nourrit avec des sondes et des pipettes. Pourtant, l’autre jour, le goût m’est un peu revenu en absorbant une cuillerée de glace au café. Elle m’a irrésistiblement évoqué La Première Gorgée de bière de Philippe Delerm ! Depuis, je suis plus ouvert aux toutes petites choses de la vie, ces surprises discrètes qui émaillent l’existence et peuvent nous passer sous le nez sans même qu’on les remarque.
Je goûte aussi des consolations plus spirituelles. Ainsi, celle de la patience. Le cancer est l’une de ces épreuves qui vous enseignent cette vertu. Vous pouvez fulminer, vous morfondre, crier, pleurer, cela ne changera rien. N’allez pas croire que je suis un saint homme ! Au quotidien, face aux mini-tracas, je peux être sanguin, colérique, râleur. J’ai tous les défauts de la terre pour les petits soucis. Mais là, c’est autre chose : il y a un “vrai” combat à mener. Ai-je reçu une grâce de Dieu pour cela ? Je le crois. Je sais qu’Il est à mes côtés.
Patience quand j’articule mal, que je suis inaudible. Patience quand la douleur se réveille et me contraint au silence. Patience face aux régressions inévitables, aux déceptions inhérentes, parce que les traitements semblent inefficaces. Patience quand je me fatigue très vite. Patience devant la mélancolie qui m’est familière…
J’étais jeune, j’avais du succès, la vie me souriait, lorsqu’une profonde dépression m’a mis à terre. J’ai plongé très bas. La maladie m’a tenu éloigné de la scène pendant dix ans. J’ai fait une rechute dépressive après mon premier cancer. J’ai survécu au jour le jour, les petites victoires se sont accumulées ; finalement, je me suis retrouvé à quai, quand patatras, le cancer est revenu.
Durant cette plongée dans les ténèbres de la dépression, j’ai connu le chaos. J’ai cherché à en sortir par le “haut”, en tâtant du bouddhisme, de l’hindouisme, en essayant la méditation transcendantale… Mais je me suis rendu compte, progressivement, que tout cela n’était pas un chemin fécond pour moi. J’étais en train de me perdre.
J’ai commencé simultanément à m’intéresser à cette part de mon identité que je refusais jusqu’alors de regarder : la religion chrétienne. Et j’ai osé… le christianisme ! Je ne sais si j’aurais eu cette hardiesse sans la dépression, je ne sais pas si je serais allé aussi loin dans cette voie. Une chose est sûre : depuis, Dieu reste l’objet incessant de ma quête.
Je me suis formé tout seul. J’ai beaucoup lu. Des livres qui ne sont pas tous “modernes” : Isaac le Syrien et Thomas Merton, saint Jean de la Croix et les Pères du désert, saint Augustin et l’Introduction à la vie dévote de François de Sales ; Urs von Balthasar et Thérèse d’Avila dont je retiens cette phrase : “ Seigneur, si Tu n’existes pas, ça n’a pas d’importance. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour Toi ”.
Je suis un homme de peu de foi. Telle est ma tragédie. Ma foi n’est pas un long fleuve tranquille : elle est dans la torture, dans la complexité. J’en suis parfois épuisé. Pourtant, je plains ceux qui n’ont pas la chance de connaître ce tumulte-là. Il fait vivre jusque dans l’Au-delà ! Je ne pense pas que le Ciel se soit mêlé de mon cancer, mais je lui demande de m’aider à avoir la force de le surmonter, de me plier à la discipline indispensable, de faire ce qu’il m’est exigé de faire. Je n’ai jamais prié pour guérir, j’ai plus souvent pensé : “ Que ta volonté soit fait ”.
Autre consolation que permet le repos qu’impose la maladie, c’est une relecture apaisée de l’existence, même si je n’aime pas trop regarder en arrière. J’en ai fait des bêtises ! La fiesta, les filles, quelques drogues, étaient intimement liées à l’univers de la chanson, surtout dans les années 1960 et 1970. J’ai été un oiseau de nuit. Mais je crois en la miséricorde et au pardon – qui sont les plus grandes consolations qui soient.
Mais il n’y a pas que le pardon de Dieu qui console, il y a aussi… le foot. Je passe du coq à l’âne. J’ai une passion pour le foot. Quand j’ai fini de regarder KTO, que j’apprécie beaucoup, voir un bon match à la télé me fait oublier mes tracas. Après le foot – revenons au spirituel, quand même ! – il y a l’oraison. C’est une forme de prière méditative, une prière du cœur, plus proche de la contemplation que de l’imploration. Sainte Thérèse d’Avila, pour qui j’ai une tendresse particulière, en donne une jolie définition : “ L’oraison est un échange d’amitié où l’on s’entretient souvent seul à seul avec Dieu dont on se sent aimé ”. Si je ne prie pas, si je ne me livre pas à l’oraison, en quoi consistent ces plages de silence qui me font tellement de bien, au corps et au cœur ?
Un philosophe me console aussi, c’est Gustave Thibon. Je suis fasciné par la vérité et la force spirituelle du verbe de ce génie autodidacte qui a révélé Simone Weil. Je l’ai convié à une émission de télévision à laquelle j’étais invité. Il est venu et a subjugué l’auditoire. Nous sommes devenus amis. Je suis allé le voir plusieurs fois chez lui, en Ardèche. Je fais mienne cette phrase de lui : “ Je croyais en Dieu, et maintenant je ne crois plus qu’en Dieu ”. Et cette autre : “ Dieu ne te délivrera pas de toi-même ; Il te délivrera de la lassitude et du dégoût de toi-même ”.
La maladie vous dépossède. Elle vous dénude. Elle vous contraint à vous interroger sur les vraies valeurs. Nous voulons une plus grande maison, une plus puissante voiture, plus d’argent, mais en serons-nous plus heureux ? Je constate souvent chez ceux qui possèdent moins un sourire plus radieux que chez ceux qui ont tout.
“ Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu‘il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive ”, dit Jésus (Matthieu 16,24). Alors je porte ma croix et je découvre que c’est le secret de la joie.
Je réalise aussi que Dieu est là afin de m’aider à la porter. Pour la première fois de ma vie, je n’envisage pas une solution à une épreuve que j’affronte. Je sais aujourd’hui que je risque fort de ne plus pouvoir chanter. Ma confiance la plus totale, c’est en Dieu que je la place :
“ Que ta volonté soit faite Seigneur ! Sans Toi, je suis perdu ”.