Les chemins de l’humanisation
entre « La Pesanteur et la Grâce »
Depuis quelques semaines, la presse se fait l’écho de querelles d’intellectuels en essayant, comme à son habitude, d’enrégimenter tel ou tel dans des catégories de « gauche ou de droite », « de fasciste ou de libéral ». Le rapport des intellectuels avec l’action sociale et politique est une constante de l’histoire de notre République pour le meilleur et pour le pire.
Le petit livre de Jacques Julliard sur Simone Weil, militante, philosophe, mystique, insoumise absolue, guerrière sans concession de la liberté de l’esprit, effrayante par son exigence de radicalité qui la conduira au plus grand dénuement et à une mort précoce, en 1943, à 34 ans me paraît donner de la hauteur à ce débat. Il ne s’agit pas de proposer un modèle accompli d’intellectuel. Pour Julliard, « Ce qui fait de Simone Weil une intellectuelle d’exception, et dans un siècle où ils pullulent, l’une des rares à se montrer digne de ce nom, c’est la combinaison à chacun des moments de son existence du travail professionnel – au lycée ou à l’usine – de l’activité militante et politique, du travail intellectuel proprement dit, qui est gigantesque, et de l’expérience mystique »1.
Simone Weil s’est toujours dressée de toutes ses forces contre le mensonge de tant d’intellectuels politiques qui prétendaient créer une classe ouvrière libre, mais « n’avaient sans doute jamais mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ». Dès lors, cette agrégée de philosophie, au nom de sa conception de la vérité, voudra s’exposer aussi bien dans la vie de manœuvre en usine, que plus tard en s’engageant aux côtés des républicains espagnols pendant la guerre civile et dans les combats de la France libre.
Albert Camus, qui publia en 1949 un de ses ouvrages, L’Enracinement dans une collection qu’il dirigeait chez Gallimard, parlait d’elle comme du « seul grand esprit de notre temps ». Lorsque paraît La Condition ouvrière inspirée par son expérience de travail en usine, il écrit « Le plus grand, le plus noble livre qui ait paru depuis la Libération s’appelle la Condition Ouvrière de Simone Weil »2.
Dans son combat contre l’oppression, Simone Veil dénonce l’argent et la force, mais aussi ce qu’elle appelle « la fonction » qui conduit au phénomène bureaucratique et ne cesse d’affecter l’État, les syndicats, les partis et l’organisation du travail. C’est aussi l’héritage bureaucratique romain repris par l’Église Catholique qui la conduit à rester au seuil de cette Église : « Il y a un obstacle absolument infranchissable à l’incarnation du christianisme. C’est l’usage des deux petits mots anathema sit (…) Le ressort du totalitarisme, c’est l’usage de ces deux petits mots : anathema sit »3.
À la fin de son ouvrage, Jacques Julliard écrit : « Simone Weil n’est pas quelqu’un qui puisse servir de modèle, sous peine d’échec, voire de ridicule. Il y a purement et uniquement Simone Weil, sa personne, sa vie son œuvre. Il ne saurait y a avoir de weilisme4. Son message fondamental consiste à nous aider à utiliser nos facultés dans notre chemin spirituel pour qu’elles ne fassent pas obstacle à la radicalité de la grâce : « L’intelligence n’a rien à trouver, elle a à déblayer (…) L’imagination travaille continuellement à boucher toutes les fissures par où passerait la grâce »5. On ne saurait trop insister sur cette ascèse de l’intelligence qui nous rende disponible et ne se laisse pas, par peur du vide, endormir par des consolations imaginaires.
Bernard Ginisty
1 – Jacques Julliard : Le choc Simone Weil, éditions Flammarion, collection Café Voltaire, 2014, pages 31-32
2 – Albert Camus : Chronique dans L’Express du 13 décembre 1955
3 – Simone Weil : Lettre IV : autobiographie spirituelle in Attente de Dieu, Le livre de poche, 1963, pages 55 et 61. L’expression anathema sit (qu’il soit anathème) est utilisée par les églises chrétiennes pour condamner, exclure et persécuter ceux qu’elles jugent hérétiques.
4 – Jacques Julliard : op.cit. page 125. Simone Weil reste un signe de contradiction pour les intellectuels. A ce sujet, Julliard publie dans son texte un échange de correspondance avec son ami, l’écrivain Jean Bastaire disparu en 2013 et qui fut un des grands lecteurs de Péguy. Bastaire écrit à Julliard : « Il y a longtemps que j’ai pour Simone Weil une admiration répulsive. Bien entendu, son parcours parallèle à celui de Péguy m’a toute de suite attitré, de l’anarcho-syndicalisme à la mystique chrétienne ; (…) Mais, à l’inverse du cheminement de Péguy, celui de Simone Weil ne m’a pas semblé une conversion assomption, mais une conversion-rupture ; (…)Après bien d’autres, je décèle en Simone Weil un problème tragique qui tient à ses origines juives qu’elle renie violemment, son rejet de l’Ancien Testament est d’une sottise rare ; (…) Je ne supporte pas dans Simone Weil son nihilisme apophatique, son négationnisme transcendantal, son apologie du vide. J’y renifle la pire allergie à ce qui constitue la moelle de la révélation judéo-chrétienne, « Et il vit que cela était bon, même très bon », voilà la première phrase de ce cher Yahvé tant honni devant sa création qui vient de naître ». Jacques Julliard lui répond : « J’en viens à ce que tu m’écris à propos de Simone Weil. Je ne partage pas ton point de vue. Car non seulement je la considère comme un des plus grands génies du siècle, mais je partage la plupart de ses vues. Aversion pour l’Ancien Testament ? Je la partage. (…) Il représente tout ce que je déteste : l’esprit religieux (…) Ce qui me touche dans l’Evangile n’est pas la continuité avec ce Dieu jaloux, narcissique et un peu facho qui sévit dans l’AT, c’est la rupture ! Et je sais gré à Simone Weil de souligner les correspondances avec le platonisme. Je trouve le Dieu de Platon infiniment plus sympathique, infiniment plus vraisemblable que le vieux Yahvé, pétainiste et massacreur, qu’il faudrait paraît-il aimer ! S’il faut passer par là pour être chrétien, alors je suis athée, et Dieu reconnaîtra les siens ! » (pages 87-90).
5 – Simone Weil : La pesanteur et la grâce, éditions Plon, 1988, pages 21 et 25