La spiritualité : refuge ou chemin…
… vers une fraternité universelle ?
Dans un dossier consacré aux « intellectuels et l’argent », le magazine L’OBS dresse le palmarès des « intellos superstars en librairie » en fonction du nombre d’exemplaires vendus sur la période 2011-20151. Dans les 8 premières places de ce palmarès on trouve 5 auteurs qui se définissent par leurs recherches humanistes et spirituelles. En 1e place, Frédéric Lenoir, directeur du Monde des religions pendant plusieurs années, est qualifié par l’hebdomadaire de « nouvel empereur des ventes » avec 2,2 millions d’exemplaires. Il est suivi par le médecin psychiatre Christophe André qui a été un des premiers à introduire l’usage de la méditation en psychothérapie (1,2 millions d’exemplaires). En 5e place, on trouve Pierre Rahbi, agriculteur militant de la sobriété (610 mille exemplaires), puis Alexandre Jollien handicapé de naissance et philosophe (600 mille exemplaires et en 8e place Matthieu Ricard docteur en génétique cellulaire, moine tibétain et collaborateur du Dalaï Lama (550 mille exemplaires).
Ainsi, ce que l’on peut appeler la « spiritualité » se vend bien et semble rejoindre les préoccupations de nos contemporains. Ce succès n’est pas sans ambiguïté. Dans la débandade du sens et des idéologies qui caractérise notre époque, la tentation est grande de chercher un refuge dans « l’intériorité » en désertant l’espace public. Tout un chacun se déclare déçu de la politique et ce n’est pas le spectacle des joutes binaires et des conflits d’ego si prisé par les médias qui risque de redonner envie de s’engager dans la vie collective.
Trois de ces cinq auteurs viennent de publier un ouvrage collectif sur la « quête de la sagesse ». Dès l’introduction, ils pointent cette ambiguïté : « Il y a une question importante qui vaut la peine d’être clarifiée, concernant notre motivation et l’utilisation de ce livre. C’est l’ambiguïté de ce qu’on appelle le développement personnel : si ce développement s’opère uniquement dans la bulle de notre ego, on va le nourrir, le polir, l’embellir avec des idées réconfortantes, mais ce sera toujours dans une optique étriquée, et on passera à côté du but, car la recherche de la plénitude ne peut s’accomplir que par la bienveillance et l’ouverture aux autres. Il faut éviter à tout prix que l’exercice de la pleine conscience, et de la méditation à particulier, devienne un havre où l’on s’absorbe à plein temps dans le monde de notre ego »2.
La vraie frontière entre les êtres humains ne tient ni à la race, ni à la nationalité, ni à la culture, ni à la religion. Elle sépare ceux qui sont en marche et ceux qui pensent qu’ils sont arrivés et installés. Être spirituel c’est être nomade. Un être en marche est sans cesse en recherche. Il n’est pas figé dans ses acquis. Chaque rencontre est pour lui non pas une menace pour ses certitudes, mais une chance pour ses découvertes. Comme l’exprime Emmanuel Levinas, il nous faut choisir entre l’Odyssée d’Ulysse qui se termine par le retour à son point de départ et l’Exode d’Abraham qui l’exile définitivement de tout enracinement païen. Trop souvent, ce qu’on nous vend aujourd’hui comme spiritualité ne sont que des petites odyssées pour se donner un léger frisson avant de retrouver le lit douillet de son confort matériel et intellectuel.
Nos cultures, nos religions, nos idéologies, nos modes de vie sont des langues maternelles du sens, à partir desquelles nous pouvons prendre le risque d’une parole personnelle. Celle-ci, au lieu de nous enfermer sur nous-mêmes, nous exile définitivement d’un paisible séjour dans notre intériorité.
Bernard Ginisty
1 – L’OBS, n°2675 du 11 au 17 février 2016, pages 30 à 47.
2 – Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard : Trois amis en quête de sagesse, L’Iconoclaste, Allary éditions, 2016, page 18.