Témoignage provençal : une communauté d'Emmaüs

Publié le par Garrigues et Sentiers

Les Compagnons d’Emmaüs, sont-ils des exclus ? En majorité non, mais il y a des « sans » : sans papier, sans famille, sans travail, sans logement… Certains ont choisi de s’exclure eux-mêmes de la société pour, par exemple, essayer de se libérer de l’emprise de l’alcool.

Demander à être accueilli dans une communauté est déjà le début d’une reprise en main personnelle de sa vie. Cette demande est acceptée s’il y a une chambre disponible, et sous les seules conditions de respecter les règles ordinaires de la vie en groupe, plus celles propres à Emmaüs : travailler (si on est en état de le faire), ne pas entrer des boissons alcoolisées et/ou des drogues (tabac excepté). Dans les chambres, quelques interdits existent, comme par exemple utiliser des appareils de cuisson.

Il n’y a pas de « contrat écrit » et signé. Un compagnon peut quitter la communauté sans préavis. Réciproquement, s’il ne respecte pas les règles, il peut être renvoyé par les responsables. Dans ce dernier cas, le compagnon reçoit préalablement des conseils, des avertissements, et très souvent il rejoindra une autre communauté Emmaüs.

Une communauté Emmaüs ?

Modèle alternatif de lutte contre l’exclusion. Lieu d’échanges et de fraternité.

L’Abbé Pierre, le fondateur, a dès le début voulu que chaque communauté soit indépendante dans son fonctionnement et autonome financièrement (ne pas dépendre des dons extérieurs, ne pas se dégrader en mendiant mais garder toute sa dignité en travaillant) en bref elle incite chacun à se prendre en main tout en s’aidant mutuellement. « Le projet collectif porte l’individu ».

Par principe, elle ne cherche donc pas des aides ou subventions sauf pour investir dans des équipements durables. C’est le travail de tous (récupération, tri, remise en état…, puis vente à bas prix, mais aussi cuisine, lavage et repassage, entretien du logis etc.) qui est source des revenus de la communauté.

Elle repose sur un trépied humain : compagnons, responsables, amis bénévoles, sans oublier les donateurs de matériels divers.

- Les « Compagnons » sont logés, chauffés, nourris, habillés, … et reçoivent chaque mois une allocation personnelle de 338 €. Ils bénéficient de 5 semaines de congés annuels.
- Les « Responsables » sont des salariés de la communauté locale, et quelques rares fois ils dépendent de l’ACE «Association de Communautés Emmaüs». Ils sont préalablement formés pendant plusieurs années à ce difficile métier qui nécessite d’être très engagé humainement et socialement (études puis stages sur le terrain). Une assistante sociale est au service des compagnons pour les mises à jour de leurs dossiers administratifs (SS, CMU, retraites, cotisations diverses…), et bien sûr le suivi de leur état de santé.
- Les « Amis bénévoles » offrent du temps, du savoir faire, et partagent des tâches avec les compagnons, ainsi que quelques repas, comme le déjeuner lors d’une journée de travail ; ils sont aussi invités pour des repas festifs traditionnels. Ni responsable, ni compagnon, le bénévole est donc neutre et il peut avoir un rôle unique d’écoute. Il peut recevoir des confidences de la part d’un compagnon, qui tient à protéger son espace intime et aura plus de mal à se confier à une personne avec qui il vit tous les jours.

Les « dons matériels » sont souvent considérés par les donateurs comme un service rendu par Emmaüs, à eux-mêmes (aide au déménagement) comme à la société (récupération, création de filières de tri et de recyclage). De nombreuses personnes viennent d’ailleurs elles-mêmes déposer des matériels divers au « quai de livraison ». À noter que pour les particuliers l’accès aux déchetteries est libre, ce qui n’est plus le cas de la communauté qui est maintenant considérée par le fisc comme une entreprise. Cela justifie pourquoi « Emmaüs ne prend pas tout », mais a beaucoup dégradé l’image d’Emmaüs dans le public !

Durée de présence dans une communauté locale ?

Elle peut varier d’une nuit… à quelques décennies. La durée moyenne est de 18 mois. À Cabriès, le record se situe à 38 années de présence continue Pour beaucoup de compagnons (environ 25%), le changement d’ambiance, d’air, d’environnement… consiste à migrer vers une autre communauté Emmaüs. Il y a quelque cas (rares) d’intégration dans un autre type de vie en groupe, ou dans la société « ordinaire ».

Un « passager » peut demander l’accueil pour un repas, une ou deux nuitées, le temps nécessaire à une récupération physique. À Cabriès, des caravanes, données à la communauté, sont des lieux d’accueil pour ces passagers qui sont nourris et en échange, « donnent un coup de main » aux compagnons.

Quelques exemples d’itinéraires de compagnons :

Un octogénaire… passager longue durée : cuisinier, ancien légionnaire, il avait créé dans une de nos îles paradisiaques du Pacifique un restaurant spécialisé dans les grillades, surtout de viande de bœuf : forte renommée, nombreuse clientèle américaine fortunée… En bref il pouvait mener « la grande vie », sans se préoccuper des tracas administratifs ! Patatras, survient la maladie de « la vache folle » et son prion ! En quelques jours plus de client. Il doit fermer boutique. Il revient en métropole où il a perdu tout contact, y compris avec l’Administration. De passage à Emmaüs-Cabriès il propose ses talents de cuisinier, très appréciés par tous. Il y restera le temps nécessaire pour rétablir ses différents droits administratifs et de lui trouver une place à la maison de retraite des légionnaires à Puyloubier.

« Mon » premier Compagnon : Djo, feu mon ami.

En novembre 2000, les « responsables » me confie à Djo, un compagnon, « pilier solide », qui est affecté à l’atelier de dépannage de l’électroménager, où l’on remet en service, quand cela est possible, des congélateurs, réfrigérateurs, fours divers et autres robots de cuisine. Quand ce n’est plus possible, on récupère des pièces pouvant être utiles au dépannage de futurs appareils, avant de mettre le reste à la déchetterie spécialisée (vers un éventuel recyclage ?) Très vite, tout en me surveillant de près, Djo teste mes connaissances en électricité, en me confiant un four à micro-ondes dont les étiquettes précisent « dangereux : interdit d’ouvrir » (leur magnétron fonctionne avec de la haute tension). Vite rassuré, il va alors les mettre de côté pour moi. Au fil des mois, puis des années, dans la communauté je deviens, « le vieux des micro-ondes ».

Moi qui pensais enseigner et former des jeunes à l’électricité, je découvre avec Djo un compagnon qui sait tout dépanner (congélateur, réfrigérateur, horloge, montre, télévision, radio, Hifi, moteur de voiture ou motos, …) et à qui je demande souvent conseil !

Formé comme « officier mécanicien embarqué » à l’École de l’Air de Salon, il sert pendant quelques années dans l’Armée de l’Air, puis devient chef de chantier dans la brousse en Afrique Noire. Il revient tous les deux ou trois ans pour des congés de quelques mois en métropole, où il fait la fête… et une enfant à une damoiselle qu’il épouse, comme il se doit à l’époque. Ne supportant pas les longues absences africaines de son mari, elle demande rapidement le divorce et trouve comme grief à son encontre, qu’il ne déclare pas ses revenus en France. Un redressement fiscal lui impose alors de grosses « retenues sur salaire »… pour des décennies. Ipso facto, Djo décide qu’il n’aura plus de salaire ! Pendant plusieurs mois il devient « factotum » dans une communauté de religieuses où il n’est que logé et nourri. Puis la Mère Supérieure lui conseille d’aller découvrir ce qu’est une Communauté Emmaüs.

Djo a terminé sa carrière (après avoir épousé une veuve, amie de la communauté) en faisant valoir ses droits à la « retraite des vieux » (merci au Président Giscard !).

Je cite mon ami : tu sais, je dois beaucoup à cette communauté. J’y ai été heureux. Un compagnon n’est pas un pauvre, il est ici plus riche financièrement qu’un « smicard » qui doit se loger en ville et se nourrir. Je reviendrai ici, moi aussi, travailler comme bénévole ».

Djo fumait, hélas comme la plupart des compagnons ! Un cancer de la gorge l’a emporté, avant d’avoir pu partir en voyage de noce, retardé pour cause de soins médicaux.

Pierre, un compagnon, tout en gentillesse. Longtemps standardiste très accueillant de la communauté, je l’ai assez peu connu, mais lors de sa sépulture son ex épouse, entourée de ses enfants adultes, a profondément ému l’assemblée en témoignant que Pierre était « le grand amour de sa vie ». Employé de banque, suite à une action indélicate liée à un besoin urgent d’argent, il a été écroué. A sa sortie de prison, il rejoindra Emmaüs, où il mourra, emporté lui aussi par le « cancer du fumeur ».

Jimmy : Un espion venu de l’Est ? Policier formé en pays communiste aux « actions spéciales », un jour il refuse d’obéir à un ordre qui lui est donné d’exécuter une famille entière. Un collègue ami le prévient, juste à temps, qu’il va être « suicidé » ce qui lui permet de fuir, dans la minute même.

Il se retrouve en France, engagé dans la Légion Etrangère. Un matin, en tenue de sport sur le stade militaire, il reçoit l’ordre de rejoindre immédiatement son colonel, chef de Corps. Il est alors embarqué, yeux bandés, dans une voiture par deux gars en civil, et se retrouve enfermé et interrogé, pendant de longs jours : est-il un « dormant infiltré » envoyé par le service d’espionnage de son pays d’origine ? Quand il est relâché, toujours en tenue de sport et ne parlant que quelques mots de français, on lui donne quelques sous pour téléphoner. Il ne sait pas où il est, mais il dispose du numéro d’un concitoyen vivant à Paris. Il peut lui lire des noms de rue, avec n° d’arrondissement : par chance, il est à Paris et peut rapidement être accueilli. La Légion n’a plus le droit de le réintégrer.

Quand je le rencontre en 2000, son français est correct et il est souvent sollicité par notre gendarmerie pour servir de traducteur (il parle sa langue natale plus le russe). Mon épouse est sa voisine de table à un réveillon du nouvel an : Jimmy lui raconte son itinéraire, résumé ci-dessus, plus quelques confidences : « dans ma famille, très riche, je ne plantais même pas un clou. Nous avions des domestiques pour tout faire. Ici j’ai découvert le partage, la solidarité, l’amitié. Je pense y rester en choisissant maintenant, volontairement, cette vie communautaire ».

En 2015, après une longue formation, Jimmy est devenu « responsable » d’une Communauté Emmaüs en France.

D’autres exemples : Aucune boisson alcoolisée n’étant disponible, au sein de la communauté, vivre à Emmaüs aide à s’en délier. Cela est une des raisons d’y entrer pour beaucoup. Mais un compagnon n’est pas en prison, il peut sortir librement. S’il revient en étant « imbibé », et si son comportement ne nuit pas à la vie communautaire, il n’y aura rien à lui dire. De même il lui est facilement possible de cacher des bouteilles, dans un buisson ou sur son lieu de travail. En bref ce lieu de vie est seulement une aide, la volonté personnelle reste première, mais la dépendance est tenace. Ainsi « Grand-Père », le compagnon dépanneur des « frigos et congelos », a été vaincu par le rouge « Kiravi », avant d’atteindre l’âge de la retraite. Les dimanches, il rejoignait son épouse, ses enfants et petits enfants, d’où son surnom.

« Le Prince », une force de la nature venue de l’Est, rejoignait le dimanche sa compagne et leur garçon (6-7 ans ?). Avec le trio j’ai partagé un réveillon pendant lequel le Père Noël, en tenue traditionnelle, a gâté le petit, mais aussi tous les convives avec des cadeaux personnalisés. J’ai eu la surprise de recevoir un des outils que je n’avais pas chez moi et je ne comprenais vraiment pas comment « ils » avaient pu le savoir. C’est bien sûr mon ami Djo qui avait, très subtilement, réussi à le découvrir !

Yannouch, une trentaine d’année, lui aussi venu de l’Est, remettait en état des meubles en bois. Il attendait patiemment que sa Pologne natale rejoigne l’UE. Il a finalement été embauché chez un artisan menuisier provençal, et revient de temps à autre rendre visite à la communauté.

« SdF », nom de plume qu’il avait lui-même choisi, il disait avoir vécu des années à Paris en ne faisant que la « manche ». Avec sa gouaille et une éloquence facile, il avait eu l’opportunité d’interpeller de vive voix des députés en présence de journalistes. Il était très fier de cet épisode médiatisé. À Emmaüs, il a été un vendeur très actif au « Bric à Brac ». Il occupait ses loisirs en écrivant des poèmes et des slams qu’il déclamait avec passion et conviction.

Lino, un transalpin, un des piliers de la communauté, semble avoir simplement choisi cette vie communautaire de partage et de solidarité. A ce sujet, on peut noter qu’une « commission de solidarité », évidemment tripartite, décide régulièrement des aides en matériels divers que la communauté offre à des familles dans le besoin.

Évolution du « profil » des compagnons

Au début d’Emmaüs, avant d’entrer en communauté, un compagnon avait exercé un ou des métiers. Il mettait ses « savoir faire » au service de tous et, par exemple, pouvait former d’autres compagnons. Les évolutions sociétales font qu’aujourd’hui les nouveaux compagnons n’ont souvent « rien dans les mains », pas de métier et peu de formation. Ils apprennent donc essentiellement à accueillir les donateurs au « quai »et à leur domicile lors des « ramassages » et les clients à la vente dans nos magasins.

Un exemple : Yassine, un arrivant d’une vingtaine d’années m’est confié pour nettoyer des fours micro-ondes réparés avant leur mise en vente. Je lui conseille de commencer par les « assiettes » (plateau tournant) et m’aperçois très vite qu’il n’a jamais fait la vaisselle ! Enfant du Maghreb, c’est un travail, réservés aux femmes, qu’il n’a jamais eu à découvrir. Très curieux et volontaire, il apprenait vite, y compris en électricité. Suite à un contrôle de papier un dimanche à Marseille, nous ne l’avons plus revu.

En conclusion

Pendant toute sa vie, le leitmotiv du fondateur, l’Abbé Pierre, a été : « et les Autres ? »

Plutôt que de lui offrir de l’aide, en lui demandant de l’aider afin de pouvoir en aider d’Autres, l’Abbé Pierre a fait de Georges (candidat au suicide) le premier « chiffonnier d’Emmaüs ». Avec ce renversement de perspective, se rendre utile aux Autres pour redevenir soi-même, l’Abbé Pierre a été « « inspiré », il a vraiment eu un éclair de génie !

Comme les pèlerins d’Emmaüs, repartis aussitôt vers Jérusalem, Georges s’est remis en chemin vers une nouvelle vie. Ainsi sont nés les « Chiffonniers d’Emmaüs », devenus communautés, qui méritent bien leur nom.

En 2015, ces associations, qui ont besoin d’être épaulées, encouragées, comptent environ 4.400 compagnons répartis dans 117 communautés en France (dont 4 en Provence) et 356 lieux de vente. C’est aussi quelques 128.000 t de produits collectés et 5.300 personnes accueillies pour 34.000 nuitées.

Être « Compagnon d’Emmaüs » est un titre qui est, et peut être, porté avec fierté.

J’invite tous les curieux à devenir acheteurs en découvrant nos magasins, véritables cavernes d’Ali Baba et leurs trésors, qui sont vendus à très bas prix. Contrairement à certaines idées reçues, ils ne sont pas réservés aux pauvres, chacun peut y trouver son « bonheur » et soutenir ainsi les communautés.

J’invite les futurs « Amis bénévoles » à rendre visite à leur communauté, proche géographiquement. Les travaux à partager y sont variés, il y en a donc pour tous les goûts et toutes compétences, en plus on s’y fait de vrais amis : avis aux amateurs !

Gilbert Bon-Mardion

Publié dans DOSSIER EXCLUS

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