Lutte contre l’exclusion : pourquoi un tel échec ?
Rappel historique
Le concept d’exclusion est aujourd’hui largement employé pour décrire les situations les plus diverses d’une société inquiète à la recherche de nouveaux équilibres. Dès 1974, René Lenoir publie un livre intitulé Les exclus : un Français sur dix qui montre que la société de consommation laisse sur le bord du chemin trois catégories de personnes : les personnes âgées qui n’ont que le minimum vieillesse, les handicapés et les personnes marginalisées par une pauvreté transmise de génération en génération.
Au début des années 80, avec l’augmentation du chômage et notamment du chômage de longue durée, la notion d’exclusion désigne une nouvelle pauvreté que les politiques sociales érigées après la Seconde Guerre mondiale ne parviennent pas à juguler. On annonce la fin de l’État-Providence. L’exclusion, étant à la fois un processus et un état, nécessite un traitement global et permanent de la pauvreté et de la précarité économique et sociale.
En 1984, Jacques CHIRAC, alors maire de Paris et candidat à l’élection présidentielle, découvre les nouveaux pauvres. Par la suite, de multiples rapports ont mis l’accent sur un accroissement régulier de ceux et celles que l’on classe dans la catégorie fourre-tout des exclus. Les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, n’ont cessé de multiplier les programmes à même d’éradiquer les diverses formes d’exclusion. Les politiques d’insertion qui s’institutionnalisent dans les années 80 comprennent deux volets principaux : la lutte contre la pauvreté et l’accès à l’emploi. La mise en place du revenu de solidarité active (RMI) en 1988 devenu RSA se veut une réponse pour tenter de concilier les deux volets des politiques d’insertion. Mais ces programmes ne concernent pas seulement l’aide aux revenus mais également tous les aspects de la vie collective et sociale comme le droit au logement (DALO), à la santé (CMU), à l’éducation, etc.
Aujourd’hui, le Conseil National des luttes contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) créé en 1988 rattaché au Premier Ministre est « particulièrement attentif à ce que les politiques de lutte contre l’exclusion et la pauvreté s’inscrivent bien dans une stratégie globale et transversale, appréhendant tous les leviers d’action sur lesquels il convient d’agir. Il considère que l’action publique dans ce domaine doit être multidimensionnelle, interministérielle et multi partenariale. Elle doit avoir pour objectif de garantir l’effectivité de l’accès de tous aux droits fondamentaux : droit à l’emploi, au logement, à l’éducation, à la formation, à la santé, à la culture… »
Aux plans nationaux d’action pour l’inclusion sociale (PNAI) de 2001 et au Plan départementale pour le logement des personnes défavorisées (PDALPD) a succédé en 2013 le Plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale adopté le 23 janvier 2013 qui prévoit la mise en œuvre de diagnostics territoriaux dits « partagés à 360° » ; c’est le dernier avatar en date qui démontre la bonne volonté de nos gouvernants tout autant que leur impuissance sinon leur incompétence.
Une réalité toujours plus inquiétante
Cette énumération non exhaustive des politiques publiques et des outils d’interventions qui y sont associées peut paraître aujourd’hui dérisoire pour tous ceux qui, à un titre ou un autre, professionnels ou militants sont au contact quotidien avec ceux que l’on désigne sous le terme exclus et qui sont sensés bénéficier de ces programmes. Les dernières informations à jour font apparaître crûment cette réalité :
16 octobre 2015 - Observatoire des Inégalités : La misère persiste en France, l’un des pays les plus riches au monde. La France compte deux millions de personnes vivant avec moins de 667 euros par mois, 3,5 millions de mal-logés et 3,9 millions de bénéficiaires de l’aide alimentaire. La grande pauvreté persiste en France… La situation française est vécue d’autant plus violemment que cette misère s’intègre dans une société où les niveaux de vie moyens sont très élevés et la protection sociale développée, où les conditions de logement se sont améliorées au cours des dernières décennies et où l’accès à la consommation s’est largement diffusé.
Pour tenter de comprendre ce qui apparaît comme un échec des politiques publiques il faut essayer de décrypter ces données globales incontestables mais qui ne prennent pas toujours en compte la complexité du processus d’exclusion qui recouvre certes une insuffisance des ressources mais aussi et peut-être surtout de la part des exclus économiques un sentiment de rejet de mise à l’écart, de stigmatisation.
Une expérience de nombreuses années de pratique dans la mise en œuvre de la politique de la ville au niveau national et local à Marseille me permet d’aborder le concept d’exclusion de manière sans doute plus approfondie.
À l’origine, cette politique définie et mise en œuvre en 1982 par Hubert Dubedout, alors maire de Grenoble, concernait des populations regroupées dans des cités d’habitat social à la périphérie des grandes agglomérations (La Courneuve, les Minguettes, les quartiers nord de Marseille). Si le statut social et le niveau de vie de ces familles demeuraient faibles, on ne pouvait les classer comme pauvres ou encore exclus au sens entendu aujourd’hui. Les principales difficultés recensées relevaient de la mauvaise qualité des logements, de l’absence des services publics et d’une amorce de ségrégation sociale et ethnique. Le programme de développement social des quartiers proposait des mesures à caractère global à même de réinsérer ces quartiers dans la ville et de redonner aux habitants et en particulier aux plus jeunes des perspectives d’avenir.
Au fil des années, de crise en crise, de gouvernement en gouvernement, de ministre en ministre, cette politique est trop souvent devenue une suite de vœux pieux et de programmes technocratiques décidés d’en haut sans réelle volonté politique et bientôt sans projet.
Lorsqu’en janvier 2015 après les attentats contre Charlie-Hebdo, le Premier Ministre Manuel VALLS a fait le constat de l’échec de cette politique, il n’a fait qu’admettre ce que nombre d‘entre nous dénoncions depuis longtemps. La constitution de “ghettos“ urbains et l’exclusion sociale d’une majeure partie des habitants mettaient directement en cause la cohésion nationale mais aussi la sécurité de chacun. Si les principaux acteurs de ces attentats terroristes n’étaient pas originaires des quartiers dits sensibles, les jeunes de ces quartiers sans formation et sans avenir constituaient un vivier favorable à toutes formes d’extrémisme.
L’échec de la politique de la ville avait été mis en lumière quelques mois plus tôt par un rapport d’évaluation de l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU) ou encore le rapport 2014 de l’Observatoire National des Zones Urbaines Sensibles (ONZUS)
Pauvreté, emploi, scolarisation, santé, sécurité publique et tranquillité, tous ces critères passés en revue font apparaître un décalage persistant et parfois croissant entre les quartiers classés ZUS et le reste de la ville.
- La part des personnes vivant sous le seuil de pauvreté est plus de 3 fois plus élevée en Zus que dans le reste du territoire
- L’écart de revenu moyen entre les Zus et le reste du territoire s’est accru entre 2004 et 2011
- Parmi les jeunes actifs, qui représentent moins de 4 jeunes sur 10, en Zus comme ailleurs, le taux de chômage est de 42,1% en Zus contre 22,6% dans les unités urbaines englobantes
- Les enseignants des établissements situés en Zus restent plus jeunes et moins expérimentés qu’ailleurs
- Les habitants des Zus sont moins souvent bénéficiaires de la couverture maladie complémentaire, tout en étant par ailleurs plus souvent allocataires de la CMUC
- Le sentiment d’insécurité reste près de deux fois plus fort en Zus qu’en dehors
Ces informations non contestables confirment les données nationales sur la pauvreté. Elles révèlent une territorialisation ciblée dans des zones géographiques déterminées, mais aussi élargissent le concept d’exclusion au-delà de la pauvreté. On peut habiter les ZUS sans être pauvre au sens économique du terme mais être considéré ou se sentir exclu. À l’inverse, pauvreté économique n’est pas toujours synonyme d’exclusion.
À Marseille, exclusion et pauvreté ne sont pas toujours synonymes
Plus encore que dans d’autres grandes villes, il convient à Marseille d’aller au-delà des statistiques globales pour comprendre la complexité de la société et découvrir que pauvreté ne rime pas toujours avec exclusion. Alors que, de manière récurrente, la fracture urbaine et sociale apparaît géographiquement matérialisée entre le Sud, composé de résidences bourgeoises, et le Nord, de cités HLM plus ou moins dégradées.
Le rapport INSEE sur la pauvreté en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, publié en juin 2015, met à mal ces idées reçues : cinq arrondissements de Marseille figurent parmi les communes les plus pauvres de France métropolitaine. Le 3e arrondissement se classe en tête avec un taux de pauvreté de 51,3% devant la commune de Grigny, suivi de près par le 2e (43,5%) puis le 15e et le 1er (42,1%). Les trois premiers arrondissements situés dans le centre urbain sont composites et font voisiner de nombreux immeubles anciens privés fortement dégradés et souvent même insalubres avec des copropriétés plus récentes, des entreprises, des immeubles de bureaux modernes, des équipements publics, bref une mixité urbaine assumée. La population "pauvre" de ces quartiers, souvent d’origine étrangère, trouve dans cette diversité sociale des conditions lui permettant de survivre et de "s’intégrer" presque naturellement dans la ville sans s’en sentir exclue.
Par contre les quartiers du nord de la ville à la réputation sulfureuse ne sont pas, loin de là, le refuge des plus pauvres. Les grands ensembles de logements ont certes vu le niveau de revenu de leurs habitants sociaux stagner ou se réduire depuis quelques années mais les gestionnaires prennent grand soin de sélectionner leurs nouveaux locataires en fonction de leurs ressources et de leurs origines. De même la raréfaction des disponibilités foncières a conduit les promoteurs à construire dans le nord des programmes immobiliers adaptés à une clientèle moyenne.
Une telle évolution vers une certaine mixité urbaine tant souhaitée apparemment par les pouvoirs publics aurait dû supprimer ou au moins réduire toute forme d’exclusion avérée ou ressentie, or il n’en est rien. D’une part, dans l’esprit des médias et de la plupart des Marseillais, les “quartiers Nord“ sont toujours le symbole d’un “autre univers“ à la fois laid, dangereux et étranger qu’il convient d’éviter voire même d’éradiquer. Les discours et les choix des élus et de nombreux responsables contribuent pour une large part à justifier et conforter cette exclusion d’une partie de la population régulièrement stigmatisée. Les morts violentes, les règlements et de compte à coup de kalachnikov qui font la une des médias ne font que conforter cette mise à l’écart programmée.
La révolte des exclus
Dans les cités des "Quartiers Nord" malgré 30 années de mise en œuvre de la politique de la ville, la vie quotidienne est souvent une galère. Comment faire face aux multiples démarches pour assurer sa survie et celle de sa famille ? Si la pauvreté reste limitée, c’est davantage la précarité et l’absence de perspectives qui dominent. Les budgets sont toujours serrés et dépendent trop souvent des aides publiques avec les aléas que cela comporte. Le moindre retard dans l’une ou l’autre allocation est un nouveau problème : échéance du loyer, de l’EDF, du gaz, de l’eau et des factures diverses. Chaque incident de parcours nécessite des démarches souvent longues et épuisantes auprès des services le plus souvent débordés comme la Caisse d’Allocation Familiale, le Pôle Emploi, la Sécu, la Poste, etc… Les agents de ces services publics sont les premiers à dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail et la misère dont ils sont les témoins. La dégradation continue depuis plus de 20 ans de ces services et parfois leur absence est une réalité incontestable qui contribue à aggraver les tensions et l’enfermement.
Les principaux facteurs qui handicapent la vie de tous les jours le plus fréquemment mis en avant sont : l’accès aux transports et aux déplacements, à la santé, la scolarisation, les problèmes de l’habitat, du voisinage et l’insécurité. Pour les habitants, à cette carence des services et des équipements collectifs, s’ajoute le sentiment d’injustice et d’exclusion. Ne se sentant pas reconnus comme des citoyens à part entière la tentation est grande de se replier sur les solidarités de voisinage, les groupes ethniques ou religieux ou encore les réseaux de trafic les plus divers.
On peut sans hésiter parler d’une exclusion collective d’une partie de la population par une autre, argumentée sur des critères d’inégalité bien réels mais souvent accompagnés de jugements négatifs et stigmatisants, fondés sur l’ignorance ou la discrimination. L’exclusion a ainsi une double origine : une politique publique sur une base électoraliste qui privilégie sa clientèle et des préjugés discriminants de la part d’une opinion publique chaque jour confortée dans ses convictions par les médias aux ordres.
Il arrive que ces "exclus" ou du moins ceux qui sont considérés comme tels se révoltent et revendiquent avec vigueur leur appartenance à la communauté. C’est ainsi que naissent périodiquement dans certaines grandes villes, des “émeutes urbaines“ qui effrayent le peuple et traumatisent les pouvoirs. C’est la manifestation d’une volonté d’apparaître collectivement comme partie prenante d’une collectivité plus grande et plus diverse.
À Marseille, Monsieur Gaudin s’est souvent félicité de ne pas avoir eu à affronter ces mouvements violents. Il devrait s’en inquiéter. En effet, le besoin des Quartiers Nord d’être reconnu par tous les marseillais se manifeste avec une certaine violence au stade de l’OM, mais aussi la délinquance jusqu’au grand banditisme et parfois le terrorisme sont une manière de manifester l’exclusion dont ils sont l’objet.
Quelles perspectives pour demain ?
La fin de l’État Providence annoncée par Pierre Rosanvallon est devenue une réalité incontournable. Pour en prévenir les conséquences néfastes et maintenir au moins en façade les acquis de la société d’abondance, les gouvernements successifs ont depuis une trentaine d‘années multiplié les programmes d’intervention ciblés en faveur des différents publics ou des parties du territoire les plus fragiles. Ces politiques trop souvent dictées d’en haut se sont enlisées et bureaucratisées au fil du temps. Les bonnes intentions régulièrement rappelées se sont heurtées sur le terrain à la méfiance et parfois à l’hostilité des "inclus" qui craignent de faire un jour eux-mêmes parti des exclus. Les effets de la mondialisation et les bouleversements qui en résultent ont ainsi mis à mal les tentatives de lutte contre les diverses formes d’exclusion.
Le temps des illusions est dépassé. La construction d’une société inégalitaire est à nouveau à l’œuvre. La métamorphose proposée par Edgar Morin est en route. Il convient d’en prendre acte et de se préparer au monde nouveau qui vient et qui surgit chaque instant autour de nous à travers les initiatives et l’imagination de nos concitoyens.
Alain Fourest
Marseille, octobre 2015