Le long travail démocratique
Depuis dimanche dernier, le Front National est devenu le premier parti de France. Inexorablement, depuis 20 ans, ce parti s’impose de plus en plus dans le débat public et beaucoup d’observateurs reconnaissent que la démocratie française est entrée dans une période de tripartisme. Le vote de millions de Français qui lui ont apporté leurs voix ne saurait se réduire à une expression protestataire irresponsable. Il témoigne d’une crise dans notre fonctionnement démocratique.
En 2011, le journaliste et essayiste Hervé Kempf publiait un ouvrage intitulé : L’oligarchie çà suffit, vive la démocratie qui me paraît utile de relire pour comprendre la situation actuelle. Il s’ouvre par cette affirmation : « Il est de l’intérêt des puissants de faire croire au peuple qu’il est en démocratie. Mais on ne peut pas comprendre le moment présent si l’on n’explore pas la réalité soigneusement occultée : nous sommes en oligarchie, ou sur la voie de l’oligarchie »1.
Pour l’auteur, il ne s’agit ni de dictature, pouvoir d’un seul pour ses intérêts propres, ni de démocratie, pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple, mais « du pouvoir de quelques uns, qui délibèrent entre eux des solutions qu’ils vont imposer à tous ». Elle se veut animée par la volonté de faire ce qu’elle définit comme le « Bien » en constatant, pour cela, la nécessité de contourner le jeu démocratique incapable de penser le long terme. Hervé Kempf cite, par exemple, l’alliance objective de hauts fonctionnaires et de certains militants écologistes qui pensent que « la démocratie ne permet pas de prendre en compte les intérêts du long terme. (…) Il faut confier à une élite vertueuse le soin de mener la société sur le bon chemin » et des maîtres de la finance internationale pour qui « les électeurs européens sont le plus grand obstacle aux ambitions de l’Europe de devenir plus dynamique et performante »2.
De bons esprits voient dans la gouvernance chinoise un nouveau modèle de « despotisme éclairé » qui serait le chemin inéluctable vers l’efficacité. Ainsi, Thomas Friedmann, éditorialiste du New York Times, écrit : « Une autocratie gouvernée par un parti unique présente certainement des défauts. Mais quand elle est dirigée par un groupe de gens raisonnablement éclairés, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui, elle peut avoir de grands avantages ». Georges Steiner, quant à lui, affirme : « il est concevable que la solution dans les grandes crises économiques soit une solution à la chinoise, technocratique. Que nous évoluions vers un despotisme libéral »3.
Pour Hervé Kempf, ce despotisme éclairé est une impasse et génère le populisme. À ses yeux, la question climatique dont tente de s’emparer la COP 21 est emblématique de l’incapacité d’une oligarchie autoproclamée lucide d’y faire face car « elle n’est soluble que par un bond démocratique. Elle est la première question politique totale de l’histoire humaine. Elle exige, non pas la soumission, non pas l’obéissance, mais l’adhésion de chacun d’entre nous pour faire évoluer ses comportements. Les changements sont d’une telle ampleur qu’ils ne peuvent pas être réalisés sans une nouvelle culture »4. Commentant le propos de l’économiste indien Amartya Sen, prix Nobel dans sa discipline, pour qui « la politique de la démocratie donne aux citoyens la chance d’apprendre les uns des autres », Hervé Kempf souligne que « le cœur de la démocratie n’est pas l’élection, mais la délibération, par laquelle nous apprenons les uns des autres »5. C’est dire que la démocratie est un processus permanent et non l’oscillation, au hasard des élections, entre l’abandon à des oligarques éclairés et bienveillants, et le populisme démagogique. Elle ne vit pas de spectacles télévisées, mais du travail de chacun que Charles Péguy définissait ainsi : « les travaux propres, les efforts probes, les patiences, les pratiques sobres de la solidarité »6.
Bernard Ginisty
1 – Hervé Kempf : L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie. Éditions du Seuil 201, page 9
2 – Id. page 16
3 – Id. page 133
4 – Page 148-149
5 – Charles Péguy : Oeuvres en prose complètes. Éditions Gallimard, La Pléiade, Tome 1, page 1261.