« La loi du marché » écrase les chômeurs…
… et peut même tuer, d’après le film de S. Brizé (2015)
« On se fout de notre gueule ; et cela fait 15 mois que cela dure » : Thierry explose devant un fonctionnaire de Pôle Emploi. Il sort d’une formation de grutier, avec 13 autres personnes, et constate sur le terrain qu’il n’a aucune chance d’être embauché, n’ayant aucune expérience dans le domaine : « C’est une formation bidon ; on m’a laissé perdre quatre mois ». Le spectateur est jeté d’emblée dans la détresse d’un chômeur : Thierry, la cinquantaine, marié, un enfant handicapé, a subi un licenciement collectif. Au début, Thierry a encore la force de crier sa colère ; à la fin, il deviendra muet, avec la fuite comme seule solution.
Comment en est-il arrivé là ?
Ces 15 mois de chômage suite à un licenciement collectif ont cassé tout ressort en Thierry : il est usé psychologiquement et se replie sur lui-même ; il se désolidarisera de ses anciens compagnons, licenciés avec lui, qui lui proposent de continuer le combat. Il n’a plus la force de lutter et a l’impression de tourner en rond : « Je suis fatigué ; j’ai morflé, j’en ai marre ; pour ma santé mentale, j’ai envie de passer autre chose ».
La recherche d’emploi, telle qu’elle est vécue par Thierry, est profondément dévalorisante : il est convoqué à une séance d’embauche chez lui par Skype. L’employeur, très correct, se permet « l’honnêteté » de lui dire que son CV est mal fait et qu’il a très peu de chance d’être embauché. Thierry essaie de se défendre, mais il abandonne vite, car il n’est pas à armes égales. Quand à la fin, il demande quand et avec qui il doit reprendre contact, il s’entend répondre le traditionnel : « Inutile, on vous répondra par mail ». Avec le chômage, « on » est dans le monde de l’anonymat.
Même les séances de formation collective qui devraient être motivantes sont vécues comme une « mise à mort ». Au cours de l’une d’entre elles, Thierry termine une simulation d’embauche filmée et en attend l’évaluation de l’animateur et des autres participants du stage, tous à la recherche d’emploi comme lui. Celle-ci tourne vite à l’abattage : « mauvaise posture générale, manque de dynamisme ; distant, pas présent, pas souriant, etc. » Thierry encaisse, assommé et culpabilisé. On l’entend murmurer à la fin : « Je suis d’accord ».
Sur le plan financier, le chômage peut avoir des conséquences dramatiques : comment faire face à la moindre panne de voiture ou à la moindre dépense familiale imprévue ? Qu’en sera-t-il dans quatre mois quand il aura terminé ses allocations de chômage et qu’il devra vivre avec 500 € par mois ? Cette inquiétude est lancinante pour un chômeur, car il peut très difficilement emprunter. La banquière de Thierry, très correcte par ailleurs, va lui proposer plusieurs solutions : vendre son appartement, prendre une assurance décès au cas où… Ces solutions ne correspondent pas du tout à la situation de Thierry, mais elle est dans la logique du système et de ses propres objectifs : elle sera jugée elle-même sur le nombre de nouveaux contrats qu’elle aura faits avec ses clients, quels que soient leurs véritables besoins. Par contre, pour un CDI avec un bon salaire il n’y a pas de problème. Et si un chômeur veut vendre un bien qu’il possède, en l’occurrence pour Thierry et sa femme un mobile home, l’acheteur, toujours selon la loi du marché, sentant que son vendeur est en position de faiblesse voudra obtenir des prix anormalement bas. Thierry, se sentant humilié, se braque : il n’est pas là pour faire la manche et arrête brutalement la négociation .
Retrouver un emploi à 50 ans est un exploit mais, si le job retrouvé ne correspond pas aux compétences, la situation peut être pire encore.
Thierry vient d’être embauché dans une grande surface comme agent de surveillance, chemise blanche et cravaté. Un collègue qui le forme, lui explique que tout le monde est susceptible de voler, y compris les caissières ; il n’y a pas d’âge pour cela. Il lui faudra être efficace, car le directeur essaie de virer du personnel. Ce surveillant qui traque les voleurs potentiels derrière son jeu de caméra est aussi excité qu’un chasseur guettant sa proie ; Thierry va « pincer » des clients : un petit vieux, propre et digne qui a volé un paquet de hachis mais n’a pas d’argent pour le payer ; un jeune, qui a dérobé un chargeur... On ignore l’issue de ces interpellations. Mais Thierry est de plus en plus tendu, car il n’est manifestement pas fait pour ce job.
« La loi du marché peut tuer » : une vendeuse, ancienne dans le magasin a été « pincée » pour avoir récupéré pour son usage personnel des coupons inutilisés par les clients. Devant le DRH elle essaie de se défendre ; mais il reste inflexible : « Je ne peux pas travailler avec des gens en qui je n’ai pas confiance ». Le lendemain, tout le personnel est convoqué dans le bureau du directeur accompagné d’un DRH venu du siège : l’employée licenciée s’est suicidée sur le lieu de travail. Le DRH se lance dans un discours équivoque : « Personne ne doit se culpabiliser, ni se sentir responsable de cette mort ; Madame X avait de gros soucis familiaux : son fils se droguait »… silence de mort de l’auditoire ! À l’église, lors de l’enterrement, Thierry a le visage totalement fermé.
Il encaisse, toujours muet, jusqu’à ce qu’un dernier incident le fasse exploser, la dernière goutte d’eau qui fait déborder le vase : une caissière noire est accusée d’avoir trafiqué des points. Elle se défend faiblement ; restée seule avec Thierry, elle le supplie de ne pas faire remonter l’information. Thierry se tait ; puis on le voit de dos traverser à grandes enjambées le magasin, se rhabiller, prendre sa voiture et disparaître au bout du parking.
Ce film montre bien la lente déshumanisation vécue par un chercheur d’emploi. Certes c’est une fiction, mais elle s’inspire de faits réels ; par certains aspects, elle est malheureusement plus vraie que nature et le jeu de Vincent Lindon, couronné par le prix du meilleur acteur, est à ce titre remarquable.
D’une part dans une atmosphère très sombre, la vie de Thierry comporte heureusement des éclaircies, surtout en dehors de l’entreprise, dans un club de rock, des scènes familiales ou lors d’un entretien avec le proviseur de l’IUT concernant l’avenir de son fils.
Même si S. Brize charge sentimentalement le dossier avec l’enfant handicapé, ou tragiquement avec le suicide, aucun intervenant, sauf sans doute le DRH, n’est odieux ni brutal. En un sens tout se passe correctement ; ce ne sont pas les personnes qui sont en cause. Aucune scène n’est caricaturale. La séance d’évaluation collective n’est malheureusement pas outrée : non seulement parce que les participants à l’évaluation collective de Thierry lors du stage n’étaient pas des acteurs professionnels mais des chercheurs d’emploi en situation, filmés par S.Brizé, mais aussi pour le réalisme de la situation.
J’ai moi-même animé de nombreux stages filmés avec des chercheurs d’emploi. Si l’animateur, sous le prétexte professionnel de laisser chacun s’exprimer, laisse un groupe d’hommes et de femmes eux-mêmes déstructurés par cette recherche d’emploi, sans autre consigne que : « que pensez-vous de la prestation de monsieur X », il y aura inévitablement une mise à mort ;les participants évacueront sur le malheureux bouc émissaire leur désarroi et leur stress profonds. Si au contraire, l’animateur fait d’abord relever les points positifs de la prestation du stagiaire, puis, et seulement après, relever les points d’amélioration possibles, l’atmosphère et les résultats changent entièrement. Mais ce stage est d’une certaine façon un symbole du système actuel qui déstabilise et culpabilise le « chômeur ».
Les suicides sur les lieux de travail sont rares et ce sont toujours des cas complexes ; malheureusement ils existent, ainsi que les nombreux cas de burn-out.
Le spectateur pensera à juste titre que Thierry n’est pas dans son rôle comme agent de surveillance. Ce n’est pas un job pour lui. Mais qui peut lui reprocher d’avoir accepté ce poste ? Après 15 mois de vaines recherches, le chômeur qui est censé ne « rien faire » puisqu’il ne travaille pas, est prêt à accepter le premier emploi proposé, même si cet emploi ne lui convient pas. Dans le système actuel, Thierry était obligé d’accepter ce poste, pour lui-même, sa femme, son fils et le système ASSEDIC.
Certes il n’est pas anormal que les grandes surfaces luttent contre le vol par des caméras et des contrôles. Le vol, y compris chez le personnel, représente une part non négligeable du chiffre d’affaires qui peut compromettre la survie du magasin. Actuellement, la situation s’est améliorée, car dans la plupart des cas les agents de surveillance appartiennent à des entreprises extérieures et n’ont pas, comme dans le cas Thierry, à espionner leurs collègues de travail, poste qui les isole et les met dans une situation souvent impossible. Par contre, ce qui est inhumain et aujourd’hui illégal, est de renvoyer une ancienne employée qui jusqu’à présent a donné toute satisfaction, sans lui avoir fait un avertissement dans un premier entretien. Elle aurait été aux prud’hommes, elle aurait certainement eu gain de cause. Mais en cas de conflit, le combat est presque toujours inégal, celui du pot de terre contre le pot de fer, même si la loi prévoit que l’employé puisse se faire accompagner de quelqu’un pour le défendre. De tels cas ne sont malheureusement pas irréels.
Le film montre bien l’aliénation progressive de Thierry ; il ne trouvera que la fuite pour sauver « sa peau ». Toutes les humiliations accumulées comme « chômeur » provoquent chez lui une explosion brutale. Ce ne sont pas d’abord les comportements des personnes qui sont en cause, mais un système que l’auteur appelle « la loi du marché » dont on voit les effets pervers écraser progressivement les personnes, notamment les plus fragiles. Il ne s’agit pas de discuter telle ou telle séquence du film ; celui-ci manifeste à sa façon le choc créé par un licenciement collectif ressenti comme une injustice profonde surtout si l’entreprise fait des bénéfices, ainsi que la lente dégradation des personnes qu’il occasionne. Tout semble se conjuguer pour dévaloriser un chercheur d’emploi, à commencer par son nom de« chômeur ». Plus le temps passe, plus il se sent et se sait exclu, avec la difficulté, voire l’impossibilité de trouver un travail quand on a plus de 50 ans, avec de graves conséquences financières et familiales. Un chômage prolongé occasionne souvent des tensions dans la famille, voire même des ruptures et des divorces. Au contraire dans ce film – on pourrait même trouver cette situation assez idyllique – Thierry tient debout par sa vie familiale, sa femme remarquable et son fils. C’est comme parent qu’il trouve encore un sens à sa vie. Qu’en serait-il si ce point fort venait à s’ébranler ?
Là où la loi du marché a le profit financier comme objectif principal, voire exclusif, l’homme sera une marchandise utilisable et jetable à souhait quand elle ne conviendra plus.
Même si les situations ne sont pas comparables, la dernière phrase de Primo Lévi1 résonne comme un avertissement : « C’est la volonté que j’ai tenacement conservée, même aux heures les plus sombres de toujours voir en mes camarades et en moi-même des hommes et non des choses et d’éviter ainsi cette humiliation, cette démoralisation totale qui pour beaucoup aboutissait au naufrage spirituel ».
Antoine Duprez
1 – Primo Levi : Si c’est un homme