Je t’exècre !
Il y a bien des formes d’exclusion, plus ou moins rugueuses ou mielleuses. L’exécration est l’une des plus brutales.
L’une comme l’autre partagent le préfixe latin (et grec) ex, qui inaugure le verbe latin exit destiné à une grande fortune dans les bagages de la langue hégémonique après avoir ponctué les sorties de scène du théâtre elizabéthain. Grexit ou Brexit balisent les chemins où s’effrite la solidarité européenne, dont les convulsions cherchent à expulser et excréter les éléments indésirables avec la vigueur d’un sphincter.
L’exécration, elle, a ceci de spécifique qu’elle peut difficilement cacher son rapport évident avec le sacré. Exsecrari, pour les Latins, c’est lancer des exsecrationes, des imprécations ou malédictions ; mais le mot désigne à l’origine le serment qu’on prononce en se maudissant soi-même au cas où on se parjurerait. On deviendrait alors un homo sacer, comme celui contre qui l’autorité judiciaire a lancé la formule sacer esto, que tu sois « sacer ». Émile Benveniste l’explique ainsi en commentant la définition qu’en donne l’historien latin Festus : « Celui qui est dit sacer porte une véritable souillure qui le met hors de la société des hommes : on doit fuir son contact. Si on le tue, on n’est pas pour cela homicide ». Comme l’animal consacré sort par le sacrifice de l’univers des humains, « un homo sacer est pour les hommes ce que l’animal sacer est pour les dieux : ni l’un ni l’autre n’ont [plus] rien de commun avec le monde des hommes ».
L’exécration nous conduit ainsi à explorer les liens que l’exclusion entretient avec le sacré, et donc avec le monde du religieux. « C’est en latin, nous dit encore Émile Benveniste, que se manifeste le mieux la division entre le profane et le sacré ; c’est aussi en latin qu’on découvre le caractère ambigu du « sacré » : consacré aux dieux et chargé d’une souillure ineffaçable, auguste et maudit, digne de vénération et suscitant l’horreur ».
Nous ne reprendrons pas ici les analyses si pénétrantes de René Girard sur les rapports entre la violence et le sacré, auxquelles Garrigues et Sentiers a rendu hommage à plusieurs reprises, sinon pour nous appuyer sur l’une de ses conclusions majeures : le judéo-christianisme, en proclamant l’innocence du bouc émissaire, dévoile le mécanisme qui faisait de la victime un coupable, et conduit ainsi à interrompre la succession de violences sacrificielles auxquelles les sociétés tendent à recourir pour apaiser leurs tensions internes. Mais ce dévoilement, dans les textes bibliques comme dans le dogme des religions qui le prennent pour référence, est encore englué dans la gangue du religieux archaïque dont la Bible ne s’est pas encore pleinement affranchie. Le sacré, quoique ébranlé, et exclu au moins des Évangiles, y demeure çà et là une catégorie valorisée.
On consacre donc beaucoup, dans les Églises : des hommes, des femmes, des hosties, des autels, des bâtiments du culte. Or, toute consécration implique son exécration comme tout dedans implique son dehors. Là où plastronne le pharisien, le publicain se sait exécré ; il s’exclut de lui-même, se tenant à distance, et n’osant pas même souiller de son regard le lieu du sacré suprême, le ciel.
La dynamique de ce que j’appellerai faute de mieux le judéo-christianisme évolutif a jeté à bas le pharisien de son piédestal, mais n’a pas encore fait justice du sacré et s’est vite employée à en forger d’autres. La société, en chrétienté comme a fortiori ailleurs, n’a pas cessé de se fabriquer du sacré pour générer et justifier ses exclusions. L’idéal des Lumières n’a pas rencontré d’obstacles assez résistants sur sa course vers la Terreur, et le couteau de la guillotine a été abondamment disculpé par une rhétorique habile à innocenter l’exclusion radicale qu’il offrait à l’épuration de la République idéale. Il serait hélas banal d’égrener jusqu’à l’actualité la plus brûlante les horreurs dont nos deux derniers siècles ont été fertiles, suscitées par les mêmes obsessions du nettoyage.
Devant la permanence de la motivation, les masques de l’exécration obéissent aux caprices de la mode, et déploient un éventail qui va du plus létal au plus anecdotique. Au temps des bûchers et des chasses aux sorcières, c’est l’hérésie et le commerce avec le diable qui attentaient le plus profondément au sacré de la société. La majesté royale qu’on lèse, la révolution qu’on met en péril, la nation qu’on trahit, le peuple défié par les vipères lubriques ou contaminé par les allogènes dans l’urgence des purifications ethniques : l’exécration déroule un défilé digne du carnaval. Ninon de Lenclos n’a dû qu’aux puissantes relations nouées dans son alcôve d’échapper à la vindicte du dévot qui avait surpris un os de poulet lancé de ses fenêtres eu plein carême.
La sacralisation de la vie, avec une prédilection pour la vie intra-utérine, exige la décapitation des avorteuses et, étrangement, copine volontiers avec l’exaltation de la guillotine et la bénédiction des canons. La sacralisation de la nature, puissamment aidée par des textes sacrés archaïques, voue aux gémonies les sexualités minoritaires ; elle arme aussi le bras des écologistes enragés. Le puritanisme anglo-américain a rejoint l’islam dans sa prohibition de l’alcool. Le principe de précaution joint à l’obsession sanitaire a pestiféré les fumeurs obstinés dans leur péché. Les temps ne sont plus où, dans l’interdiction d’interdire, les bambins du jardin d’enfants alternatif de Francfort exploraient la braguette de Daniel Cohn-Bendit. Les interdits mis à mal par la libération sexuelle ont trouvé refuge dans l’exécration du viol et le tabou suprême de notre époque, la pédophilie. Les auteurs des crimes les plus monstrueux se rachètent grâce à elle une virginité en accablant de sévices leurs codétenus qui s’en sont rendus coupables : je te rends grâce que, tout couvert de sang que je sois, je ne suis pas comme ce pointeur. Il y a quelques années, une magistrate aixoise n’a pas craint de déshonorer sa robe en proclamant fièrement qu’il valait mieux voir un innocent en prison qu’un pédophile en liberté.
Que les moralistes ne haussent pas le sourcil. Le viol est une violence aussi criminelle que toutes les autres, et une violence faite à des êtres sans défense est encore plus détestable. Notre propos n’est que de nous interroger sur la relation entre l’exécration, définie comme conséquence d’une sacralisation, et l’esprit évangélique, conçu évidemment selon le schéma de l’incarnation. Or quoi de plus impur que l’incarnation, même si la dextérité des théologiens s’est ingéniée à nettoyer jusqu’aux entrailles de la grand-mère de Jésus pour épargner à sa nature divine les souillures de ce bas-monde, affadissant par là le sel même de notre foi ?
L’incarnation en effet renverse la logique de la souillure. L’obsession prophylactique des religions multiplie les rituels de purification souvent jusqu’à la paranoïa. Comme le moindre germe nocif peut infecter de proche en proche tout un milieu, la moindre impureté présente un danger pour le corps qui la tolère. Transposé dans le domaine de la relation humaine, ce schéma postule la fragilité intrinsèque de l’état salutaire face à l’agression potentiellement hostile. Dans leur magistral Essai sur les origines du christianisme, les biblistes Étienne Nodet et Justin Taylor ont montré comment la dynamique évangélique inverse ce schéma, sa force irrésistible pénétrant le mal pour le subvertir sans craindre son contact. Le royaume, déjà là et pourtant pas de ce monde, postule que pour longtemps, et peut-être pour toujours, le pur est voué à y côtoyer l’impur, et quiconque veut faire l’ange en empoignant le glaive de la purification risque d’y faire la bête.
Aimer ses ennemis et prier pour ceux qui vous persécutent suppose qu’ennemis et bourreaux ne soient pas voués au néant de l’exécration. Ce commandement dépasse certes nos limites psychologiques, et qui se targuerait d’en faire en toute circonstance la maxime de ses actes pourrait bien se placer dans la posture du pharisien. Mais il reste l’horizon ultime de l’exigence évangélique. Y déroger est humain comme le péché, qui est toujours pardonné s’il est reconnu.
Le renier serait renoncer à l’amour absolu et donc se rendre étranger à l’Évangile.
Alain Barthélemy-Vigouroux