René Girard, le dernier grand penseur de la non-violence
René Girard1 qui vient de disparaître à 91 ans a tout pour agacer les professionnels de la standardisation de la pensée. Ce fils du conservateur de la bibliothèque et du musée d’Avignon émigrera aux États-Unis d’Amérique en 1947 où il obtient un doctorat en histoire et devient enseignant en littérature comparée. Ses ouvrages lui donnent une grande notoriété internationale comme, entre autres, La Violence et le sacré (1972), Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978). En 2005, il est élu à l’Académie française. Son œuvre relève à la fois de l’analyse anthropologique, de la littérature comparée et de la réflexion théologique. Elle développe une anthropologie fondée sur l’analyse du désir mimétique qui lui paraît une donnée fondamentale pour comprendre les sociétés humaines. La rivalité entre les hommes vient de ce que chacun désire ce que désire autrui. Cela conduit les sociétés à générer de la violence qu’elles tentent d’apaiser en désignant un bouc émissaire qu’on va mettre à mort pour éviter la guerre de tous contre tous.
Pour René Girard, la démystification du « bouc émissaire » constitue la voie pour échapper à la violence. Pour lui, l’originalité de la pensée juive et chrétienne est d’avoir opéré cette démystification. Dans un entretien en 2008 dans la revue Philosophie Magazine, il déclarait ceci : « Le judaïque et le chrétien révèlent la vérité du système. Dans les sociétés archaïques, le système fonctionne parce qu’on ne le comprend pas. C’est ce que j’appelle la méconnaissance : avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a ; apprendre qu’on en a un, c’est le perdre. L’anthropologie moderne a compris que, d’une certaine manière, le drame dans le judaïque et le chrétien, et en particulier la crucifixion du Christ, a la même structure que les mythes. Mais ce que les anthropologues n’ont pas vu, c’est que dans les mythes la victime apparaît comme coupable, tandis que les Évangiles reconnaissent l’innocence de la victime sacrificielle. On peut les considérer comme une explication de la religion archaïque : mieux on comprend les Évangiles, plus on comprend qu’ils suppriment les religions. J’exalte le christianisme d’une façon paradoxale. Selon moi, il est à la source du scepticisme moderne. Il est révélation des boucs émissaires. Il est démystification »2.
Pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet, le christianisme lui apparaît comme « la religion de la sortie de la religion ». C’est la signification la plus profonde de la théologie de la Croix comme l’écrit Dominique Peccoud, jésuite et ami de René Girard : « Girard ne s’est pas contenté de construire une théorie valant pour toutes les sociétés humaines ; il a tenté de montrer comment la révélation chrétienne bouleverse de fond en comble la structure religieuse primitive. En mourant sur la Croix, le Christ révèle la nature du meurtre fondateur à l’origine de toute institution sociale. Car le Christ n’est pas un bouc émissaire passif, comme dans les religions traditionnelles (…) Au lieu de désespérer, il subvertit le mal qui s’acharne sur lui, dont l’humanité le charge comme bouc émissaire, en énergie de confession de sa confiance absolue en son Père. Et il exprime une espérance indéfectible »3.
Bernard Ginisty
1 – Jean-Claude Guillebaud : Le dernier grand penseur de la non-violence in journal La Croix du 6 novembre 2015. René Girard (1923-2015) était enseignant à l’université de Stanford en Californie depuis 1981.
2 – René Girard : entretien dans Philosophie Magazine n°23 du 25 septembre 2008.
3 – Dominique Peccoud : Il a renouvelé notre compréhension du sacrifice in journal La Croix du 6 novembre 2015, page 3.