Rester le même et vivre dans une histoire ?
« Où est mon unicité ? Au moment où je suis responsable de l’autre »
(Emmanuel Levinas)
Un des dénominateurs communs aux multiples crises qui traversent le monde tient à la question de l’identité. C’est au nom de la défense de cette identité que des pays se barricadent face aux migrants, que Vladimir Poutine surfe sur le nationalisme russe et annexe la Crimée, que chiites et sunnites se livrent une guerre sans merci. En France, cette question de l’identité, avec la présence de plus en plus importante du Front National, s’invite dans la politique intérieure. Par ailleurs, dans des sociétés où le couple production-consommation constitue le paradigme fondamental le chômage apparaît bien plus qu’une perte de ressource : une perte d’identité. Lorsque nous nous présentons, nous déclarons le plus souvent que « nous sommes » la profession que nous exerçons.
Cette question de l’identité est au cœur de la pensée du philosophe Paul Ricœur. Il tente de répondre à la question : comment pouvons-nous à la fois rester le même et vivre dans une histoire avec ses rencontres, ses événements, ses imprévus ? Il va proposer, à travers le concept d’identité narrative, d’échapper aussi bien à l’enfermement fondamentaliste dans sa terre, sa religion ou son milieu d’origine qu’à l’insignifiance d’un zapping au hasard des incitations de l’environnement et des medias. « Si ma vie ne peut être saisie comme une totalité singulière, je ne pourrai jamais souhaiter qu’elle soit réussie, accomplie. Or rien dans la vie réelle n’a de commencement narratif (…). Ma naissance et à plus forte raison l’acte par lequel j’ai été conçu appartiennent plus à l’histoire des autres (…). Quant à ma mort, elle ne sera racontée que dans le récit de ceux qui me survivront (…). Mais en faisant le récit d’une vie dont je ne suis pas l’auteur quant’à l’existence, je m’en fais le coauteur quant au sens »1.
Ricœur a commencé son œuvre philosophique en méditant sur le problème du mal et de la finitude humaine. Il a conscience de la fragilité de la démocratie. Pour la revivifier, il nous invite à retrouver le sens profond de l’hospitalité. Dans une conférence aux Semaines Sociales de 1997 intitulée Étranger moi-même, il développe toute l’évolution sémantique de ce mot depuis sa significative caritative d’hospitalisation en faveur des indigents jusqu’à celle qui désigne le fait de recevoir et de partager son chez-soi.
« Le point terminal de cette évolution, c’est l’idée qu’au devoir d’hospitalité correspond un droit à l’hospitalité. Je trouve ce droit exprimé dans le Projet de paix perpétuelle de Kant : « Il est question ici non pas de philanthropie, mais de droit. Hospitalité signifie donc ici le droit qu’a l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi… C’est le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société ». Cela veut dire que tout hôte est un candidat virtuel à citoyenneté »2.
Ainsi l’identité n’est pas l’enfermement dans la soi-disant pureté d’une race, d’une religion, d’une langue. Elle se définit comme l’histoire de nos rencontres, de nos relations, de nos hospitalités offertes et reçues. On comprend alors que Paul Ricœur puisse terminer un livre d’entretien par ces mots : « Oui, je suis très heureux de ne pas avoir des disciples, mais d’avoir des amis »3.
Bernard Ginisty
1 – Paul Ricœur : Soi-même comme un autre, éditions du Seuil 1990, page 190-191
2 – Paul Ricœur : Étranger, moi-même. Conférence donnée au cours de la session 1997 des Semaines sociales de France sur le thème « l’immigration, défis et richesse ».
3 – Paul Ricœur : L’unique et le singulier. Entretien avec Edmond Blattchen, Alice Éditions, Bruxelles, 1999, page 73.