Être vulnérable pour aimer son prochain
La presse écrite et les journaux télévisés nous ont longuement entretenus, cette semaine, du désarroi des habitants de la région de Cannes, Antibes et Mandelieu. En un instant, des torrents violents ont submergé des habitations et emporté des véhicules. L’immensité de la fragilité humaine s’est brusquement révélée dans des lieux que tant de magazines présentent comme des destinations de rêve. Des vies ont été emportées et les intérieurs de maisons longuement et amoureusement construits au fil des années ont été dévastés.
Comme à chaque catastrophe, les autorités du pays ont affirmé la solidarité nationale avec les victimes. Sur le terrain, beaucoup de voisins ont ouvert leurs maisons à ceux qui ont tout perdu. Dans nos sociétés individualistes obsédées par l’assurance, ces événements nous rappellent la fragilité fondamentale de nos vies. Face à elle, nos principes de précaution, nos contrats d’assurance, nos escouades d’agents de sécurité sont certes utiles mais radicalement insuffisants. L’expérience de la fragilité est un appel à la responsabilité de chaque citoyen, car aucun système technique et administratif, aussi perfectionné soit-il, ne peut nous délier de la responsabilité que nous avons les uns envers les autres et qui peut seule construire une société humaine.
Pour Emmanuel Levinas, la Bible enseigne que cette vulnérabilité est constitutive de l’humain : « La Bible, c’est la priorité de l’autre par rapport à moi. C’est dans autrui que je vois toujours la veuve et l’orphelin. Toujours autrui passe avant. Aucune ligne de ce que j’ai écrit ne tient s’il n’y a pas cela. Et c’est cela la vulnérabilité. Seul un moi vulnérable peut aimer son prochain »1.
Par-delà les belles images de la publicité qui nous somment d’être beaux, riches et souriants, et les injonctions d’un certain management entrepreneurial qui ne cessent de nous mettre en situation de défi et de concurrence avec autrui, l’expérience de la fragilité devient inauguratrice de l’humain en l’homme. Toute vie rencontre la crise et l’échec. Il ne s’agit ni de les nier, ni de s’y complaire, mais de les vivre comme des chemins vers plus d’humanisation. Comme l’exprime avec beaucoup de justesse Lytta Basset : « le devenir de l’expérience de fragilisation se laisse entrevoir ainsi : nous ne serons plus jamais comme avant ; potentiellement, nous avons rejoint tout être humain dans une existence également précaire pour chacun ; nous devinons que nous ne pourrons jamais nous passer des autres : quelle que soit la prochaine fragilisation, ils seront là ; et nous désirons garder la mémoire de ce qui nous a permis de traverser le temps de cette fragilisation »2.
Mais pourquoi ces prises de conscience et ces grands élans de générosité ne devraient se manifester que face à des drames exceptionnels ? Il est vrai que les médias véhiculent plus volontiers la mise en scène de grands événements que l'agonie quotidienne des victimes de l'injustice, de la famine, du désespoir et des guerres endémiques. Seule la croissance de la conscience politique et spirituelle par delà les réactions émotionnelles permet des progrès durables dans l'égalité et la fraternité entre les hommes. N'attendons pas la prochaine catastrophe pour retrouver des élans de solidarité. Construisons-la chaque jour, non seulement dans le malheur et la mort, mais d’abord dans le quotidien de la vie politique et économique.
Bernard Ginisty
1 – Emmanuel Levinas : Du Dieu qui vient à l’idée, Éditions Vrin 1986, page 145
2 – Lytta Basset in ouvrage collectif : La fragilité, faiblesse ou richesse ? Éditions Albin Michel, 2009, page 79