Multiplication des pains ou un monde à venir ?
Dans les dimanches du temps ordinaire du mois d’août, il a été beaucoup question de Jésus, pain vivant descendu du ciel.
Il y a six multiplications des pains dans les Évangiles. Jamais un texte n’aura été repris autant de fois. C’est dire l’importance de l’événement et surtout sa signification. Il y a dans ces différents textes toute une symbolique des chiffres en particulier chez Marc et une symbolique des lieux et des actes chez Jean.
Jésus va choisir un endroit désert, les endroits déserts invitant à une démarche de prière, de recueillement. Chez Jean ce choix se porte sur les flancs d’une montagne car la montagne est le lieu où l’on s’élève, le lieu de prédilection des révélations divines et chez Jean tout est matière à spiritualité.
Les foules, hommes, femmes, enfants, ayant entendu parler de Jésus et de ses guérisons miraculeuses, accourent pour le voir et l’entendre. Rien ne les a retenus. Tous sont partis brusquement de la ville et n’ont rien emporté avec eux pas même un casse-croûte, pris soudain d’un désir fulgurant avides de voir, d’entendre celui qu’on appelle déjà le Fils de Dieu. Et ils ont fait comme les lys des champs, comme les oiseaux du ciel. Ils ne se sont pas souciés de ce qu’ils mangeraient, sous quel toit ils s’abriteraient à la tombée de la nuit. C’est cet élan vers lui que Jésus semble retenir.
Dans Matthieu on dit qu’il commence par guérir les infirmes. C’est l’action concrète avant la parole qui va leur être ensuite largement diffusée. La nuit approche mais Jésus ne va pas les renvoyer chez eux. Il signifie aux disciples de leur donner eux-mêmes à manger anticipant ainsi leur action future celle de devoir fournir aux chrétiens à venir la nourriture spirituelle dont ils auront besoin. Il y a aussi dans le « donnez leur à manger » la vision d’une société future où la pauvreté ne doit pas priver les gens de nourriture. Manger devient un droit, le premier des droits de l’homme comme institué ici. Mais c’est aussi et encore une réponse au premier mouvement des foules venues d’abord chercher une « Parole » spirituelle. Elles ne sont pas venues dans un premier temps chercher du pain et du poisson à manger mais soit une guérison, soit la Parole, soit les deux. Il ne s’agira plus alors seulement de gagner son pain mais de gagner en spiritualité, et le pain suivra.
Dans Matthieu 14,19 Jésus fait étendre les foules. Dans Luc 9,14 Jésus dit à ses disciples de les faire étendre par groupes d’une cinquantaine de personnes. Dans Jean 6,10 il est seulement dit « Faites s’étendre les gens ».
Mais il est précisé dans Marc dont l’Évangile est l’un des plus réduits mais aussi des plus précis pour l’essentiel qu’ils s’allongèrent par carrés de 100 et de 50 (Marc 6,40). Dans l’Antiquité Romaine les gens mangent toujours à demi allongés. Mais ces groupes de cinquante ou ces carrés font penser à des pierres vivantes constituant les fondations d’une maison. Les carrés de cinquante font penser à des maisons, mais les carrés de cent, donc du double, font penser aux fondations plus importantes d’un temple. C’est donc une vraie ville vivante qui se bâtit là autour de Jésus. On dit 5000 hommes mais Matthieu ajoute « sans compter les femmes et les enfants ». C’est un peu le peuple de la Jérusalem nouvelle qui est signifié là. Cet endroit désert a soudain pris une vie intense passant de rien à tout.
Or les carrés de 100 personnes sont des carrés parfaits avec 25 personnes par côté ce qui fait dire que la spiritualité du Temple donc de la « Maison de Dieu » est parfaite.
Or les carrés de 50 personnes sont bancals car il y aura deux côtés de 12 et deux côtés de 13 personnes et ce ne seront plus des carrés ! Mais il n’est pas dit qu’ils réalisent une autre figure géométrique parfaite. Ce seront des carrés déformés. Cela veut dire que ces personnes qui composent ces maisons ne sont pas parfaites donc que les communautés humaines sont imparfaites et auront besoin de la spiritualité de Dieu pour connaître cette Jérusalem nouvelle.
Comment ne pas penser à ces mots de Jésus à Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église » (Matthieu 16,18) ? Cette disposition des personnes en carrés de 50 et de 100 trouve sa signification dans 1Pierre 2,5 : « Et vous comme des pierres vivantes prêtez-vous à l’édification d’un édifice spirituel pour un sacerdoce saint en vue d’offrir des sacrifices spirituels agréables à Dieu par Jésus-Christ ». Pierre devient la première pierre vivante d’une longue série, Jésus est la pierre angulaire de cet édifice spirituel. Déjà Moïse avait bâti un autel au pied de la montagne et dressé 12 pierres pour les 12 tribus d’Israël (Exode 24,3-8).
Mais la communauté des disciples aussi sera bancale, le douzième disciple étant Judas. Elle sera réduite à onze avant l’élection de Matthias. Ces images symboliques signifient aussi que chaque personne porte en elle le Temple de Dieu car le Temple est bâti des mêmes pierres que les maisons.
Toutes ces demeures, comme dirait Jean, nous font penser aussi à un deuxième droit de l’homme, celui dont chaque personne devrait bénéficier : un logement, un toit.
Avec seulement cinq pains et deux poissons, on a la construction d’une ville immense, pouvant nourrir de façon illimitée ses habitants et où règne la vie en abondance.
Seul Jean parle d’un enfant (et non des disciples) qui s’est dépouillé du peu qu’il possédait, sans calculer que ce casse-croûte aurait suffit pour lui tout seul. Mais l’enfant est purement symbolique et fait allusion à cette Parole dans les synoptiques (Marc 10,14-15) : « Laissez les petits enfants venir à moi…car c’est à leurs pareils qu’appartient le Royaume de Dieu ». En donnant le peu qu’il possède, cet enfant donne sa vie. Cet enfant c’est Jésus lui-même. Marc 9,37 dira : « Quiconque accueille un enfant à cause de mon nom c’est moi qu’il accueille » Dans les synoptiques ce sont les disciples qui donnent ce peu qu’ils possèdent. Eux aussi sont appelés à donner leur vie au nom de Jésus. C’est déjà le « Vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et suis-moi » en marche. C’est ce qui sera demandé à chaque chrétien, le geste de cet enfant, ces mots d’invitation auxquels nous ne sommes toujours pas capables d’y répondre ou d’y répondre bien partiellement.
La valeur du don de cet enfant va être signifiée dans ce texte par sa multiplication et son partage à toute une population préfigurant ainsi le partage des demeures dans le Royaume des cieux.
Mais, malgré ce qui vient de se vivre sur les flancs de la montagne, Jésus n’est pas dupe de l’erreur qui se glisse toujours dans l’esprit des foules. Jean 6,15 : « Jésus, sachant qu’on allait venir l’enlever pour le faire roi, se retira seul dans la montagne ». Cela rappelle ce passage du 1er livre de Samuel chapitre 8. Le peuple demande un roi à sa tête comme il y en a dans toutes les nations. 1S 8,5 : « établis-nous un roi pour qu’il nous juge » et v.8 YHWH dit : « Ils m’ont abandonné pour servir des dieux étrangers » v.9 « Tu leur apprendras le droit du roi qui va régner sur eux » et v.17 « Et alors vous-mêmes serez ses esclaves ». Comme Samuel, Jésus s’oppose fermement à cette royauté terrestre qui conduit le peuple à satisfaire les désirs du roi et non à sa libération dans l’espérance et l’amour de Yahvé. Mais Samuel échoue dans sa tentative et Saül sera proclamé roi. Jésus lui, préfère se retirer dans la montagne pour éviter d’être à son tour intronisé roi comme Saül, la montagne ce lieu où demeure la présence de Dieu. Jésus n’est jamais venu pour obtenir la royauté sur un peuple ou un pouvoir terrestre quelconque. C’est la même erreur que fera Judas sur la véritable mission de Jésus ce qui le conduira à le livrer aux grands-prêtres. La première communauté chrétienne sera ainsi lésée d’un de ses membres. Dans les « pierres vivantes de l’édifice » il se glissera toujours une fissure pour tenter de l’ébranler et cette fissure commence par l’élaboration d’un système de type monarchique.
Et Jésus devra reprendre sans cesse les foules pour les diriger vers la spiritualité : « Travaillez non pour la nourriture qui se perd mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle » (Jean 6,27).
Et la définition du pain trouvera son accomplissement en Jean 6,35 : « Je suis le pain de vie, qui vient à moi n’aura jamais faim, qui croit en moi n’aura jamais soif ». Il s’agit de faire confiance et surtout d’aimer, le pain restant le support, l’exemple, le symbole de « Sa vie » de la « Vraie vie ». Et de ce fait le pain sera élevé au rang de sacrement de la Présence Réelle vivante parmi les membres des communautés chrétiennes. Ce pain sera ensuite distribué, partagé, donné à chaque chrétien comme devrait l’être toute nourriture pour chaque être humain sur cette terre.
La multiplication des pains ? Une fenêtre ouverte sur une vision de ce Royaume de Dieu qui devrait commencer à se bâtir dès cette terre.
Christiane Guès